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Assassinat de Hrant Dink, condamnation de la Turquie en raison de la passivité des autorités (Cour EDH, 14 septembre 2010, Dink c. Turquie)

Publié le 20 septembre 2010 par Combatsdh

Obligation de prévenir et sanctionner l'assassinat d'un journaliste menacé à la suite de poursuites pénales

par Nicolas HERVIEU

Assassinat de Hrant Dink, condamnation de la Turquie en raison de la passivité des autorités (Cour EDH, 14 septembre 2010, Dink c. Turquie)

Le directeur et rédacteur en chef d'un hebdomadaire turco-arménien (" Agos ") a été assassiné le 19 janvier 2007 par un membre d'un groupe ultranationaliste turc. Il avait auparavant publié une série d'articles sur l'identité arménienne qui provoquèrent des réactions de vive hostilité de la part des ultranationalistes et pour laquelle il avait été condamné au titre du délit pénal de " dénigrement de la turcité " (" Türklük "). Face aux menaces, les autorités avaient par ailleurs indiqué au journaliste qu'elles ne pouvaient garantir sa sécurité si les publications d'articles continuaient. De plus, les enquêtes pénales et administratives menées à la suite de l'assassinat révélèrent que des membres de la gendarmerie et de la sureté turques étaient au courant des préparatifs de ce crime. Aucune sanction n'a toutefois, à ce jour, été prononcée pour leur absence de réaction. Même l'enquête pénale pour apologie de crime réalisée après la découverte de photographies où des gendarmes et membres de la sureté posaient avec l'assassin, un drapeau turc dans les mains, alors qu'il venait de l'arrêter et de le placer en garde à vue se solda par de simples sanctions disciplinaires.

La Cour européenne des droits de l'homme, saisie des requêtes initiées par le journaliste huit jours avant sa mort puis par ses proches, condamne ici la Turquie à plusieurs titres et à l'unanimité. A cette occasion, outre le rappel ferme des obligations positives d'un État partie au regard du droit à la vie (Art. 2), la juridiction strasbourgeoise tend à préciser les exigences spécifiques qu'elle déduit du droit à la liberté d'expression (Art. 10) concernant la protection des journalistes.

1°/- La violation du droit à la vie (Art. 2) : volets matériel (absence de protection) et procédural (insuffisance de l'enquête)

L'examen des griefs portant sur le droit à la vie est relativement classique. La Cour considère que la Turquie n'a pas respecté ce droit en son volet matériel, c'est-à-dire l'obligation de prendre des mesures afin de protéger la vie (§ 64-65 - v. Cour EDH, 2e Sect. 15 décembre 2009, Maiorano et autres c. Italie, Req. n° 28634/06 - Actualités droits-libertés du 15 décembre 2009 ; Cour EDH, 4e Sect. 25 août 2009, Giuliani et Gaggio c. Italie, Req. no 23458/02 - Actualités droits-libertés du 27 août 2009 ; Cour EDH, 3e Sect. 9 juin 2009, Opuz c. Turquie, Req. n° 33401/02 - Actualités droits-libertés du 12 juin 2009). A l'aune des informations convergentes dont elles disposaient (§ 66-69), " les autorités savaient ou auraient dû savoir que Fırat Dink était tout particulièrement susceptible de faire l'objet d'une agression fatale ", risque " réel et imminent " (§ 70), mais " aucune de ces autorités, de manière coordonnée ou isolément, n'a réagi afin d'empêcher l'assassinat " (§ 72). Le fait que l'intéressé n'ait pas sollicité de protection policière ne change rien à ce constat car il ne pouvait, lui, connaître précisément le projet d'assassinat le visant (§ 74). Quant au volet procédural impliquant une obligation d'enquête et de poursuite effectives au sujet de l'assassinat (§ 76-81 - v. arrêts cités supra et Cour EDH, G.C. 18 septembre 2009, Varnava et autres c. Turquie, Req. no 16064/90 - Actualités droits-libertés du 23 septembre 2009), la Cour n'a guère de mal à juger insuffisantes les enquêtes tendant à déterminer les responsables de l'inaction face aux menaces d'assassinat (§ 82-91). La Turquie est donc condamnée pour une double violation du droit à la vie en ses volets matériel (§ 75) et procédural (§ 91), couplée, s'agissant de ce dernier grief, à la violation du droit à un recours effectif (Art. 13 - § 145).

Assassinat de Hrant Dink, condamnation de la Turquie en raison de la passivité des autorités (Cour EDH, 14 septembre 2010, Dink c. Turquie)
2°/- La violation de la liberté d'expression (Art. 10) : ingérences active (poursuites pénales pour dénigrement de turcité) et passive (obligation positive de protection de la libre expression)

L'allégation de violation de l'article 10 critiquait à la fois l'action des autorités turques qui ont poursuivi pénalement le journaliste pour dénigrement de " turcité " et leur inaction face aux menaces visant l'intéressé au cours de ces poursuites (§ 94). La Cour accueille cette argumentation en identifiant une ingérence au sein de la liberté d'expression aussi bien du fait des poursuites pénales (même si elles ont été abandonnées à la suite du décès du journaliste, juste avant la condamnation définitive - § 105) que pour " l'absence de mesures protégeant celui-ci contre l'attaque des militants ultranationaliste " (§ 108 - v. § 106 " l'exercice réel et effectif de la liberté d'expression ne dépend pas simplement du devoir de l'Etat de s'abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux". V. l'analyse différente du juge Sajo dans son opinion concordante ralliée par la juge Tsotsoria, A). Une fois cette double ingérence identifiée (Art. 10.1), les juges européens vérifient si elle est répond aux exigences de conventionalité (Art. 10.2). A cet égard, et de façon aussi inhabituelle que significative,ils indiquent beaucoup douter du respect des deux premières conditions nécessaires à la justification de l'ingérence litigieuse qualité de la loi - § 116 - et but légitime - § 118).

La Cour préfère cependant constater la violation de l'article 10 sur le terrain de l'absence de nécessité de cette ingérence " dans une société démocratique " (v. contra l'opinion concordante du juge Sajo ralliée par la juge Tsotsoria, B). La juridiction européenne relève ainsi que les écrits du journaliste ne " sauraient être assimilées à un discours de haine " (§ 128 - l'argumentation remarquable du Procureur général près la Cour de cassation turque est utilisée en ce sens, v. 27) et, au terme d'une analyse du raisonnement mené par la Cour de cassation turque au sujet de " la turcité " (§ 131), estime qu'il " a [été] sanctionné indirectement pour avoir critiqué le fait que les institutions de l'Etat nient la thèse de génocide quant aux incidents de 1915 " (§ 132). En conséquence, ses propos, dès lors qu'ils n'incitent pas " à l'usage de la violence, ni à la résistance armée, ni au soulèvement " (§ 134), bénéficient d'une protection accrue à plusieurs titre (§ 135) : par les qualités de journaliste (v. Cour EDH, G.C. 14 septembre 2010, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas, Req. n° 38224/03 - Actualités droits-libertés du 14 septembre 2010) et " d'acteur de la vie politique turque " (v. Cour EDH, 5e Sect. 15 juillet 2010, Roland Dumas c. France, Req. n° 34875/07 - Actualités droits-libertés du 28 juillet 2010) dont relèvent l'auteur qui, à cet égard, " communique[...] ses idées et opinions sur une question relevant incontestablement de l'intérêt général dans une société démocratique ", en particulier dans un " débat engagé relatif à des faits historiques d'une particulière gravité " (v. Cour EDH, 1e Sect. 22 avril 2010, Fatullayev c. Azerbaïdjan, Req. n° 40984/07 - Actualités droits-libertés du 26 avril 2010). Ce premier motif condamnation tiré de l'absence de nécessité de la condamnation pénale est doublé du "manquement [des autorités turques à leurs] obligations positives au regard de la liberté d'expression " du fait de l'insuffisante protection du journaliste contre les menaces et intimidations consécutives à ses articles (§ 138). Si les faits sanctionnés sous cet angle recoupent largement ceux utilisés pour le premier constat de violation du droit à la vie par la Turquie, la Cour insiste pour les condamner aussi sur le terrain de la liberté d'expression et affirmer ainsi que " l es obligations positives en la matière impliquent, entre autres, que les États sont tenus de créer, tout en établissant un système efficace de protection des auteurs ou journalistes, un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d'exprimer sans crainte leurs opinions et idées, même si celles-ci vont à l'encontre de celles défendues par les autorités officielles ou par une partie importante de l'opinion publique, voire même sont irritantes ou choquantes pour ces dernières " (§ 137). Comme le formule parfaitement le juge Sajo dans son opinion concordante, cette exigence repose sur l'idée que " c e serait la fin de la liberté d'expression et de la démocratie si les autorités d'un pays étaient autorisées à réduire au silence les personnes s'exprimant publiquement simplement en refusant d'allouer des ressources au maintien de l'ordre public et de la sécurité ".

Dink c. Turquie (Cour EDH, 2e Sect. 14 septembre 2010, Req. no2668/07 et s.) - Actualités droits-libertés du 19 septembre 2010 par Nicolas HERVIEU

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