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Du fétichisme des "grands hommes"

Par Villefluctuante

jardin william christie

Jardin de William Christie à Thiré (85) durant les fameuses journées. 2010.

Cette année, le thème des journées européennes du patrimoine était celui des grands hommes. La relation qui unit ce thème au patrimoine bâti mérite réflexion. Exceptons l’excès de paganisme écologiste qui voudrait qu’un « grand homme » soit le produit de son milieu et que visiter son environnement apprenne sur lui. La question qui se pose plutôt ici, et dans le domaine qui m’occupe, est celle des relations entre les « grands hommes » et l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme. Autrement dit, de savoir si commanditaires et concepteurs ont influencé durablement notre histoire telle qu’on peut la comprendre à la visite du patrimoine.

La thèse des « grands hommes » trouve comme illustre exemple Napoléon III et le Baron Haussmann. Tous deux avaient une vision arrêtée de l’urbanisme. La mise en coupe réglée de Paris au XIXe laissa durablement leurs empreintes sur le patrimoine de cette ville. On raconte que l’empereur avait fait accrocher le plan de la capitale dans son bureau qu’il annotait de sa propre main des percements et prolongements voulus par son auguste esprit. Il y a là un rapport direct entre « grands hommes » et patrimoine. La liste est bien sur très longue des commanditaires ayant fait produire à leur usage et à leur gloire des monuments, trouvant par là même le moyen d’accéder à la postérité de la pierre.

L’intérêt doit se porter aussi du côté des concepteurs qui ont non seulement produit un œuvre remarquable mais aussi fait école et donc perpétuer leur invention. Depuis deux siècles, nous avons de grands exemples : Berlage dépouillant l’architecture et étendant Amsterdam, Gropius fondant l’école moderne en appliquant ses principes à tous les domaines constructifs de part et d’autre de l’Atlantique, Le Corbusier ouvrant l’espace intérieur des constructions et libérant les volumes de la gravité… et bien d’autres encore. Leurs influences furent considérables et ces « grands hommes » ont produit en partie le patrimoine récent.

Mais l’antithèse provient de la sociologie. L’épistémologie du fait individuel et à plus forte raison du héros explicatif est rejetée. Max Weber, Maurice Halbwachs et Henri Lefebvre, chacun à leur manière, ont mis en avant les phénomènes économiques et sociaux dans la fabrique de la ville. Le patrimoine étant cumulatif de la succession des intentions qui y concourent et des usages qu’il accueille, s’arrêter sur un seul homme revient à nier le sens d’une époque. Cela revient aussi à nier la matubilité des constructions puisqu’elles ne seraient que le produit d’un homme et non la pratique de nombreux autres pendant et après.

Sans entrer dans le détail, si l’architecture revoit parfois au fait individuel, l’histoire de l’urbanisme s’est très tôt attachée à considérer la ville comme un ensemble. Camillio Sitte fut l’un des précurseurs de la pensée de la ville unitaire au XIXe en ne dissociant pas les formes bâties des espaces publics. Patrick Geddes lui emboîta le pas en appliquant un concept biologique - l’évolutionnisme - à la ville, articulant par la même passé et avenir. Puis vint la rationalité du XXe et la compréhension que toute action exige une analyse précise des rapports de forces à l’œuvre dans la société. Dans cette approche, le patrimoine ne peut définitivement plus s’extraire de sa gangue sociale.

Pourquoi donc se poser cette question ? Parce que le dogme du développement durable prend un de ses appuis sur le principe de la cohésion sociale. Il promeut la gouvernance comme outil au service du mieux vivre ensemble. Or, s’intéresser au patrimoine, ce que ces journées évènementielles font, consiste aussi à avoir une réflexion sur la société qui produit l’évènement. La construction du patrimoine, entendons par là l’objet patrimonialisé, est du ressort du consensus social : tel bâtiment mérite de l’être pour son intérêt architectural ou historique tandis que tel autre restera dans l’ombre (dans l’attente éventuelle d’une mise en lumière à l’occasion d’un changement de point de vue). S’entendre sur le patrimoine nécessite donc une discussion élargie que la figure du « grand homme » pourrait occulter.

En conclusion, suffit-il qu’un illustre ait habité une demeure pour la rendre importante ? Dans des cas très précis, la réponse est oui. La maison de Pierre Loti renseigne sur son œuvre. Mais la chambre où untel écrivit ses mémoires, où tel autre vécu avant de faire sa grande découverte ? Dans le domaine précis de l’architecture et de l’urbanisme, la considération des « grands hommes » permet de jalonner l’histoire de balises utiles à sa remémoration. Mais cela nie la stratification des intentions et des occupations successives qui justement font l’épaisseur du patrimoine. Cela relègue aussi une foule d’anonymes ou d’oubliés de l’histoire qui par ses actions a rendu possible l’érection et la conservation des éléments aujourd’hui patrimoniaux. De plus, le mythe du héros historique masque l’aspiration contemporaine à l’instauration d’une nouvelle gouvernance.


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