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Tout ça n’est qu’un rêve, han ?

Publié le 26 septembre 2010 par Perce-Neige
Tout ça n’est qu’un rêve, han ?

Sans, le moins du monde, soupçonner ce qui m’attend, au hasard de l’une de ces brocantes improvisées qui signent l’arrivée des beaux jours, j’exhume, de tout un fatras poussiéreux posé en vrac sur une table de jardin à moitiébancale, « A la merci d’un courant violent » d’Henry Roth (édition de poche, cinquante centimes d’euros à tout casser). Je me dis que c’est un peu comme une pêche miraculeuse et que cette prise, inespérée, mérite amplement d’avoir sacrifié deux ou trois heures, au bas mot, d’un après midi de juillet, passablement ensoleillé. Quelques semaines plus tard, dans le désordre de mon propre fatras, avec un bonheur renouvelé, je retrouve ce texte dont j’avais presque oublié l’existence… Et quel texte ! Une preuve parmi tant d’autres, ce que je lis, ici, dans cet extrait : « Plus il racontait, plus son récit lui paraissait tenir du rêve. Il vit sa femme rentrer de son expédition hebdomadaire dans les magasins, grande et mince dans son manteau gris. «Je peux t'aider?» demanda-t-il, ne sachant que trop bien qu'il ne pourrait lui être que d'un piètre secours, étant donné l'état actuel de ses forces. « Oui, d'ici une minute », répondit-elle avec un petit sourire né de quarante-cinq ans d'intimité, avant de se diriger vers la salle de bains. Les sacs de provisions étaient lourds et il eut beaucoup de mal à les porter dans le long couloir du mobile home, puis à traverser le séjour, avec son piano Baldwin, en direction de la kitchenette ou l'accueillit la Symphonie en ut de Bizet diffusée par la petite radio posée sur le réfrigérateur. Le fardeau n'était pas négligeable. Le souffle court, il les posa sur les chaises plutôt que de les soulever pour les mettre sur la table, lui qui avait naguère traîné des sacs de cinquante kilos de graines, de mélange spécial et de boulettes pour le gibier d'eau qu'il élevait, non pas comme s'ils ne pesaient rien, mais sans trop de difficultés: il déversait régulièrement cinq ou six de ces sacs dans les trois tonneaux de sucre alignés au fond de la grange où il stockait la nourriture pour ses bêtes, et il ne s'en ressentait pas. Il avait même porté M. sur ses épaules pour l'installer dans la voiture, au cours des mois où elle avait souffert d'une forme du syndrome de Guillain et Barré « échappant au diagnostic » qui l'avait laissée paralysée, dans une ferme du Maine, quand les garçons étaient petits. Enfin... aujourd'hui surtout, bien qu'il se considérât comme aguerri à la douleur, cela lui sembla difficile à supporter. Ce matin, il avait eu l'impression d'être sur le point de se casser en deux quand M. l'avait assis dans son lit. « Tout ça, c'est qu'un rêve, han? » Le vieux paysan atteint de démence sénile interné à l'hôpital d'Augusta l’avait contemplé de ses yeux bleus avec une expression lointaine, après qu'il l'eut plaisanté sur son intention d'enfiler sa salopette pour se mettre au boulot. « Tout ça, c'est qu'un rêve, han? » Ira s'était arrêté sur ce «han ». Han ... hanté un rêve hanté. Si seulement les hommes savaient. Mais on n’allait nulle part, on n'aboutissait nulle part ; c'est seulement à la fin de la vie qu'il en paraissait ainsi: un rêve hanté. Jusque là, c'était tout sauf un rêve, tout sauf un rêve hanté. C'était la réalité pressante de Longfellow. Et même ces élancements, ces tiraillements, ces douleurs, hélas, étaient réels. Son regard se détourna du clavier pour se poser sur la pile décourageante de manuscrits rangés dans des enveloppes distinctes de papier bulle. Haute de près de trente centimètres. Vivrait-il assez longtemps pour transcrire toute cette prose sur disquettes? Il en doutait. »


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