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"La carte et le territoire" de Michel Houellebecq

Publié le 02 octobre 2010 par Francisrichard @francisrichard

Dans cette rentrée littéraire il y a au moins deux romans où les auteurs se mettent en scène dans leur livre: Une forme de vie  d'Amélie Nothomb dont j'ai déjà parlé ici et La carte et le territoire de Michel Houellebecq, publié aux éditions Flammarion ici. Les romanciers français seraient-ils saisis par le narcissisme ?

Dans les deux cas il ne s'agit pas d'autofiction. Les personnages qu'ils incarnent dans leur livre proviennent bien de leur veine romanesque, ce qui ne les empêche pas l'un comme l'autre de dire sans vergogne que leur intervention dans l'histoire est due à leur grande notoriété dans le monde des lettres, tout en ne se décrivant pas pour autant sous les traits les plus flatteurs...

Jed Martin est un artiste contemporain et futur, c'est-à-dire quelqu'un d'imprévisible. Il a le don de transformer en pépites d'or toutes les formes d'art qu'il entreprend, auxquelles il s’adonne pendant des années pour les abandonner subitement. Son projet ? « Donner une description objective du monde. »

L'exposition qui va faire connaître Jed est intitulée : « La carte est plus intéressante que le territoire ». L'artiste a photographié des dizaines de cartes Michelin sous des angles improbables ce qui lui vaut une liaison tout aussi improbable avec Olga, une jeune et belle cadre russe de la firme de Clermont-Ferrand.

Cette appétence photographique pour les cartes s’arrête avec la fin de son idylle avec Olga que son employeur renvoie dans son pays d’origine pour y développer ses produits. Le feu sacré de la photo s’est en quelque sorte éteint avec l’extinction forcée de leur flamme amoureuse que rien ne pourra jamais raviver.

Quelques semaines plus tard, Jed, a l’œil attiré par la devanture d’un magasin spécialisé où sont exposés pinceaux, toiles et tubes de couleur. Saisi d’une impulsion il entre et achète un coffret de « peinture à l’huile » de base et décide de revenir à la peinture qu’il aimait tant quand il était petit.

Poursuivant son projet de description objective du monde Jed peint alors une série de tableaux sur les métiers simples, offrant « un spectre d’analyse particulièrement étendu et riche » pour « l’étude des conditions productives de son temps ». Leur succède, sept ans plus tard, une série de tableaux sur les compositions d’entreprise « visant, eux, à donner une image, relationnelle et dialectique, du fonctionnement de l’économie dans son ensemble ».

Jed rencontre Michel Houellebecq pour la première fois en Irlande. Il s’agit de convaincre le grand écrivain, non sans mal, de rédiger un texte pour le catalogue d’une exposition consacrée à ses tableaux. Houellebecq n’y apparaît pas vraiment à son avantage, ce qui est révélateur de l’autodérision de l’auteur.

Pour prix de son aimable intervention, Jed, imprudemment, lui promet de faire son portrait et de lui faire don du tableau. Or, après la réussite phénoménale de l’exposition, les prix des tableaux de Jed flambent et, ce qui se voulait un gentil cadeau, en devient un somptueux.

Entre-temps Houellebecq a déménagé d’Irlande et s’est installé dans le Loiret. C’est là que Jed vient lui apporter le portrait de « Michel Houellebecq, écrivain », après une conversation avec son père, Jean-Pierre Martin, qui lui a révélé des aspects de son géniteur qu’il ne soupçonnait pas et qui lui ont donné à réfléchir sur la vie.

La rencontre nous vaut une transformation de Houellebecq, en vieux sage, qui a renoncé sinon à écrire du moins à publier, admirateur, entre autres, de Tocqueville et de William Morris, dont le monde ne serait pas utopique s’il était peuplé d’hommes qui lui ressemblent.

La troisième apparition de Houellebecq est en fait sa disparition dans des conditions atroces. Une enquête policière, très bien observée, est diligentée pour en découvrir les circonstances, qui ne seront connues que bien plus tard, grâce, particulièrement, au témoignage de Jed Martin.

Le livre se lit…comme un roman. L’auteur y fait des digressions qu’il sait intégrer habilement au récit et qui montrent à quel point il est soucieux de précision et de connaissance approfondie des sujets qu’il traite. J’ai toujours pensé, sans dénigrement, que le roman avait l’avantage d’être une auberge espagnole, où l’auteur dispose d’une totale liberté de création et d'apport…

A propos de digressions, je pense au mémorable passage que Houellebecq consacre à l’oligospermie, cette maladie qui affecte certains hommes privés de semence sans être pour autant rendus impuissants, ou à cet autre mémorable passage sur les mouches domestiques.

En Suisse il existe une entreprise d’aide au suicide très controversée, Dignitas. Houellebecq nous en dépeint les locaux de Zurich, visités par Jed, situés à proximité d’un bordel, qui est bien moins fréquenté que l'établissement funèbre, dans des termes pince-sans-rire qui provoquent inévitablement l’hilarité en dépit de la gravité du sujet. Extrait :

« Une euthanasie était facturée cinq mille euros, alors que la dose létale de pentobarbital de sodium revenait à vingt euros, et une incinération bas de gamme sans doute pas bien davantage. Sur un marché en pleine expansion, où la Suisse était en situation de quasi-monopole, ils devaient, en effet, se faire des couilles en or. » 

On sent bien que Houellebecq est à la fois fasciné et rebuté par le marché. Il en connaît lui-même suffisamment les ficelles pour s’en servir et fabriquer des best-sellers. Mais on serait injuste de lui en tenir grief parce qu’il nous fait bien sentir qu’il ne s’agit là que d’un mécanisme aux ressorts connus mais insuffisants à rendre notre vie sur Terre supportable.

Houellebecq, l’incroyant, l’inclassable, nous dit tout de même, par la bouche de certains de ses personnages que les rites et les mœurs d’antan avaient du bon pour l’homme et que la marchandisation de notre époque qui a des vertus ne peut être une fin en soi. Faute de le comprendre et de trouver une issue l’homme est condamné à la désolation et au délitement.

Francis Richard


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