Poésie du samedi, 9 (nouvelle série)
Yannis Ritsos est un peu le Louis Aragon des lettres grecques, stalinien indéfectible mais poète admirable devenu un classique avec statues, timbres-postes et moult pages dans les manuels scolaires. L’homme croyait au communisme et son engagement lui valut d’être inquiété sous la dictature Metaxas dans les années Trente comme aux heures sombres des colonels. Encore ces derniers ne purent-ils que l’exiler ou l’assigner à résidence, sans doute parce qu’il était déjà à lui seul tout un symbole. Ritsos devint en effet très vite le chantre d’une « grécité » forgée en revisitant la mythologie mais aussi les traditions populaires grecques. Sa poésie est épique, volontiers théâtrale et à mon sens un peu bavarde, ce qui peut sembler paradoxal pour un natif de la Laconie… Le grand Mikis Thodorakis composa plusieurs pièces inspirées directement par des textes de Ritsos.
Le Ritsos que je redécouvre, feuilletant au hasard quelques recueils retrouvés dans mes rayonnages, est sans doute moins « grec »mais plus universel, nonobstant le fait que nous devons déjà tout ou presque au « miracle grec ». Ses Témoignages datent des années cinquante. C’est un Ritsos influencé par le surréalisme qui s’y révèle malgré un titre suggérant plutôt une perspective réaliste. Mais Ritsos y conjugue en orfèvre l’art de l’observation et un sens du décalage très onirique.
Un point de départ anodin et faussement objectif et hop, on bascule très vite dans l’univers d’un rêve baroque où il s’agit de construire ou de reconstruire quelque chose … On y rencontre ainsi un drôle d’architecte et de curieux maçons et pourtant, le poète nous prend à témoin : « Vous connaissez ces maçons qui… »… Quelque chose est ici à l’œuvre, qui travaille et nous travaille. On tisse des liens par le rire ou par les larmes et c’est la dimension horizontale. On escalade des échafaudages et c’est la verticale, tandis que l’architecte dégringole crucifié sous la rigolade générale… Au carrefour, l’œuvre se déploie dans la temporalité, le temps fait son œuvre et l’utopie trouve peut-être un semblant de lieu dans les rêves ouvriers…
L’architecte
Un groupe de jeunes filles en jupes à fleurs
rit au coin de la maison en ruines. Les maçons
accrochent leur pantalon et leur chemise à un clou du nouvel immeuble,
prennent l’oiseau, la truelle et escaladent
l’échafaudage immense et nu comme s’ils montaient
au ciel. L’architecte
suppute, remémore, compare, surveille,
il a l’air un peu renfrogné comme si son projet était
resté à demi en plan
et qu’il n’était plus question d’achever jamais cette
grande bâtisse. Il prend une pointe
et la cloue lui-même sur la planche. La pointe se tord.
Les ouvriers éclatent de rire, et lui de même. Il ôte sa chemise
sentant combien leur rire à tous parachève
ses mains, son projet, leur immeuble.
Les maçons
Vous connaissez ces maçons qui le sont d’instinct,
ces autres qui le sont par métier,
ceux qui le sont pour se venger de la mort
ou ces autres encore qui le sont par conscience et résolution.
Et tous, quels qu’ils soient, s’arrêtent de temps à autre,
ils essuient à leur pantalon leurs mains pleines de chaux,
ils essuient leur sueur et ils pleurent.
Leurs yeux, ils ne les essuient pas.
Pourtant, grâce à cela, le mortier lie mieux.
Et voilà qui mène plus loin que leur projet.
C’est pourquoi, le soir, tous les maçons rêvent
à ce « plus loin » inconnu et vague,
et chaque matin ils bâtissent mieux l’ « ici ».
Yannis Ritsos (1909 – 1990), Témoignages in La sonate au clair de lune et autres poèmes, Seghers 1976, traduction de Gérard Pierrat.