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Les jumeaux

Publié le 05 octobre 2010 par Yann Frat / Un Infirmier Dans La Ville

J'ai fait une année de puériculture pour les plus mauvaises raisons du monde (non je ne développe pas désolé) et durant cette année j'ai testé chaque minute et chaque heure le sentiment "camusien" de l'étrangeté, tout autour de moi me semblait étrange, incertain, absurde, à des kilomètres en tous cas de ce que j'avais prévu, bref... Et donc durant cette année j'ai fait un stage chez les "prémas" (ou les "prématurés" pour les non initiés) (Étrangement avant même que le stage ne commence j'avais un pressentiment étrange, un manque total de motivation... Comme quoi des fois on ferait bien de suivre son instinct...)

Je commence donc ce stage et plus encore que tout le reste de l'année je ne me reconnais en rien dans ce service :ni la couleur rose et verte des murs, ni les femmes autour de moi, ni les parents, ni les petits patients dont, pour être franc, il m'a fallu plus de 5 jours pour simplement les "voir" au fond de leurs couveuses (ils font entre 200 et 300g, ont d'immenses bonnet, des bodys, des couvertures... et des tubes. On ne voit leurs bras et jambes que quand ils s'énervent c'est à dire pour certains pas souvent...).

Les premiers jours je suis encadré par une ancienne avec qui, par contre, je m'entends extrêmement bien (alors que les autres élèves normalement ne la trouve "vraiment pas sympa") (ceci dit, tout le long de ma carrière, je suis toujours bien mieux passé avec les plus anciennes des services qu'avec ceux qui n'avaient que quelques années de plus que moi...). Bref, visiblement elle comprend parfaitement mes réticences et me laisse du temps, elle me fait faire des soins peu à peu, me rassure et finira même par me gratifier de ce compliment paradoxal "je suis contente de bosser avec toi, on sent que toi au moins tu ne viens pas jouer à la poupée et je peux te faire confiance" (?)

Bon an mal an mon stage avance donc et à la fin de la première semaine on m'a confié trois enfants à soigner, il y avait un bébé sur table chauffante qui allait bien (la table est l'interlude entre la couveuse et la chambre, les enfants sont alors sortis d'affaire) et les fameux jumeaux en couveuse... Les fameux jumeaux...

Je les revois encore avec leurs deux couveuses côte à côte contre le mur...

Les deux jumeaux étaient tous les deux prématurés evidemment (...) mais l'un allait bien et l'autre pas. L'un faisait le double de l'autre et pétait la santé pendant que l'autre non. La mère (de milieu modeste et pas vraiment euh... ) venait régulièrement et leur avait apporté un "doudou" à chacun pour décorer les murs autour de la couveuse : une peluche criarde pour le plus gros et une poupée mécanique qui chantait "Memory" de Barbra Streisant pour l'autre (oui ça existe et oui cette chanson je ne la supporte plus)... Le reste de la famille venait aussi autant que possible mais tout le monde ne regardait que le plus gros, qui bougeait plus et réagissait plus, qui était plus intéressant quoi... Le plus gros allait de mieux en mieux et le plus petit stagnait... Au point que le plus gros est passé assez vite sur table chauffante alors que le plus petit est resté en couveuse et je m'en suis occupé tout le long du stage pendant que peu à peu les parents oubliaient de venir le voir quand ils allaient voir le frère; pendant que peu à peu une moue se dessinait sur les lèvres quand on parlait de son avenir; pendant que le plus gros quittait le service...

Alors je vais vous la faire courte mais j'ai totalement pété les plombs. J'ai fait dans ce stage exactement ce qu'il ne faut pas faire : je me suis attaché de façon totalement irrationnelle (oui je sais, pas tant que ça au fond) au plus petit et j'ai totalement pété les plombs... Je ne sais pas si c'est ce que ressentent les mère qui viennent d'accoucher mais je reconnaissais ses cris dans tout le service, mes yeux allaient directement sur lui en permanence et je vous jure qu'il tournait la tête vers moi quand je rentrais dans la pièce, je vous jure qu'il m'a souri plusieurs fois... Sauf qu'a s'attacher comme ça on se met à réfléchir et ce n'est jamais bon... A s'attacher comme ça j'ai vu sa famille et l'avenir qui l'attendait, j'ai vu aussi que dès sa venue sur terre il était le second, le petit, le malade, l'oublié et c'est là que j'ai pété un plomb....

Quand je dis que je suis infirmier souvent les gens me disent "je ne pourrais pas, je tourne de l'œil quand je vois du sang" et je souris : moi on peut me saigner, vomir, cracher, chier dessus sans que ça me perturbe mais je ne supporte pas qu'une naissance se passe mal... Et oui je sais c'est une limite étrange mais c'est la mienne : il me semble totalement inconcevable que la vie sur terre, que le tout début d'une vie au moins (!), ne se passe pas bien... Il y a certainement un fond totalement catho dans tout ça (la crèche, bla bla bla...) mais pour moi une naissance doît être un moment de joie et de paix sinon ce n'est pas possible, sinon alors vraiment la vie est invivable, sinon alors vraiment il n'y a pas de justice en ce monde... Et c'est pourtant exactement ce que je me suis prit dans la gueule à ce moment là : réaliser que des destins sont cramés à la minute même de leur arrivée sur terre, réaliser que c'est faux, qu'on n'a vraiment pas du tout les même chances au départ, réaliser que la vie est parfois un puit de merde sans fond... Et craquer.

M'occuper de ce gosse m'a ouvert en grand les portes de la dépression et pendant un mois je rentrais chez moi en pleurant, je partais avec les larmes aux yeux, je me levais en pleurant et je me couchais avec les larmes aux yeux, je ne pensais plus qu'à ça... Avec la joie supplémentaire de ne pas pouvoir en parler aux autres qui n'étaient pas soignants, avec la joie supplémentaire de n'être entouré à l'école que par une bande de connes...

Quelques mois après j'ai raté "malheureusement" ma msp de diplôme d'état à l'épreuve puis au rattrapage (car oui, il faut le savoir, Yann Frat n'abandonne jamais une année commencée, par contre Yann Frat rate souvent ses examens )et je ne suis pas donc pas puericulteur...

Mais en fait je ne suis pas sûr de le regretter...

Je pense encore souvent au petit jumeaux qui doit, qui devrait, avoir 10 ans maintenant... J'espère evidemment que tout va bien pour lui, même si au fond j'en doute...


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