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Handicap, accès aux batiments de justice et absence d’obligation positive générale d’aménagement (Cour EDH, Dec. 3e Sect. 14 septembre 2010, Alois Farcaş c. Roumanie)

Publié le 05 octobre 2010 par Combatsdh

Accessibilité des personnes à mobilité réduite et portée limitée d'une obligation étatique sur le terrain économique et social

par Nicolas HERVIEU

Handicap, accès aux batiments de justice et absence d’obligation positive générale d’aménagement (Cour EDH, Dec. 3e Sect. 14 septembre 2010, Alois Farcaş c. Roumanie)Du fait du handicap physique qui affecte gravement sa mobilité, un habitant de Piatra Neamţ (Roumanie) estime n'avoir pas été en mesure de contester diverses décisions relatives à la perte de son travail ainsi qu'à l'obtention d'aides matérielles (un assistant personnel) et financières (une pension). En effet, il affirme que nombre de bâtiments publics de cette ville - accueillant des tribunaux, l'ordre des avocats, des services administratifs et municipaux - n'étaient pas dotés d'un " accès spécialement aménagé pour les personnes à mobilité réduite ". Plus généralement, l'intéressé se plaint de carences dans cette ville concernant l'aménagement des infrastructures destinées au public, ce qui selon lui " nuirait gravement à son intégration dans la société, l'affecterait moralement, lui ferait éprouver un sentiment de marginalisation dans la société où il vit et l'empêcherait d'exercer ses droits garantis par la Convention " (§ 38).

" Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause " (§ 40), la Cour européenne des droits de l'homme décide de reformuler les allégations du requérant afin de les examiner sous deux angles. Premièrement, les difficultés éprouvées pour accéder aux bâtiments publics et, donc corrélativement, pour contester diverses décisions sont appréhendées au travers du droit d'accès à un tribunal (Art. 6) et du droit de recours individuel devant la Cour (Art. 34). Deuxièmement, les répercussions sur la vie du requérant des décisions litigieuses ainsi que de l'absence plus générale d'aménagements adéquats font l'objet d'une analyse à l'aune du droit au respect de la vie privée (Art. 8). L'allégation de discrimination (Art. 14) est, elle, retenue (§ 41) mais n'a guère pu jouer un rôle ici. En effet, l'ensemble des griefs, potentiellement combinables avec cette clause spéciale de non-discrimination, sontSejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine, Req. nos 27996/06 et 34836/06 - rejetés au stade de la recevabilité (au moment des faits, la clause générale de non-discrimination prévue par le Protocole n° 12 n'était pas encore en vigueur à l'égard de la Roumanie - § 41 - v. le premier arrêt, Cour EDH, G.C. 22 décembre 2009, Actualités droits-libertés du 26 décembre 2009).

1°/- Dans le cadre de l'article 6, les juges strasbourgeois reconnaissent que " l'impossibilité alléguée en l'espèce par le requérant d'ester en justice faute d'un accès spécial aux sièges des juridictions internes pour les personnes à mobilité réduite pourrait s'apparenter à un tel obstacle de fait susceptible d'entraver le droit d'accès à un tribunal en l'absence de moyens alternatifs qui viendraient y pallier ", étant rappelé qu'" une limitation de l'accès au tribunal ne saurait restreindre l'accès ouvert à un justiciable d'une manière ou à un point tels que son droit d'accès à un tribunal s'en trouve atteint dans sa substance même " (§ 48). La possibilité d'une violation du droit de recours individuel devant la Cour elle-même est aussi accueillie, car l'absence " d'aménagements spéciaux permettant aux personnes à mobilité réduite d'utiliser les services publics de courrier " est susceptible de faire obstacle à l'exercice de ce droit (§ 49). Toutefois, la juridiction européenne refuse de considérer qu'existaient en l'espèce de tels " obstacles de fait ". Elle relève que la législation roumaine permettait à l'intéressé de " saisir les tribunaux par voie de courrier pour [...] contester " les décisions litigieuses (§ 50) ou d'" introduire une contestation en justice ou un recours administratif par l'intermédiaire d'un mandataire, y compris un membre de sa famille " (§ 51). De plus, l'accès à la poste pouvait lui aussi être assuré par un tiers (§ 52). En conséquence, la Cour, qui relativise également la nécessité de " l'assistance d'un avocat " (§ 52), considère que l'exercice des droits conventionnels ici en cause n'a pas " été entrav[é] par des obstacles insurmontables " (§ 54). En rejetant comme manifestement mal fondés ces griefs (§ 55), les juges strasbourgeois refusent donc, et en quelque sorte, de consacrer un droit d'accès à la justice - nationale ou européenne - en personne et sans intermédiaire.

2°/- " Deux volets distincts, bien qu'en apparence étroitement liés " (§ 62) sont dégagés sur le terrain du droit au respect de la vie privée. Le premier, relatif aux répercussions des décisions litigieuses sur la vie privée du requérant, est rapidement rejeté alors même que la Cour indique ne pas exclure que " l'article 8 soit applicable " à ces faits (§ 63). Ce grief est en effet frappé d'irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes (§ 67) puisqu'il a été relevé précédemment qu'aucun obstacle insurmontable n'empêchait au requérant d'user pleinement des voies de recours (§ 65-66). Le second volet porte sur le " manquement allégué des autorités à prendre des mesures positives pour permettre l'accès de l'intéressé à certains bâtiments destinés au public et pour circuler dans la ville " (§ 62). Or, l'irrecevabilité procède cette fois du faible degré d'exigence de la Cour quant à l' " obligation positive de l'État " à ce sujet. Conformément à sa jurisprudence passée (v. Cour EDH, Ch. 24 février 1998, , Req. n° 21439/93 ; Cour EDH, Dec. 4e Sect. 14 avril 2006, Req. n° 56550/00), elle estime que " l'article 8 de la Convention ne saurait s'appliquer en règle générale et chaque fois que la vie quotidienne d'une personne qui allègue un manque d'accès aux établissements publics est en cause, mais seulement dans le cas où un tel manque d'accès l'empêcherait de mener sa vie de façon telle que le droit à son développement personnel et son droit d'établir et d'entretenir des rapports avec d'autres êtres humains et le monde extérieur seraient compromis" (§ 68). Appliqué à l'espèce et " vu le caractère général des allégations du requérant ", cette approche conduit la Cour a juger que " le doute subsiste quant à l'utilisation quotidienne de ces établissements par celui-ci et quant à l'existence d'un lien direct et immédiat entre les mesures exigées de l'État et la vie privée de l'intéressé " (§ 68). En conséquence, et en tenant compte de ce que l'aide d'un assistant personnel fut finalement octroyée (§ 70), ce grief est rejeté comme " incompatible ratione materiae " avec le droit protégé par l'article 8 (§ 71).

Cette décision d'irrecevabilité confirme la réticence de la Cour européenne des droits de l'homme à développer sur le terrain économique et social des standards de protection aussi stricts que ceux habituellement exigés des États à propos des droits civils et politiques, même pour les " obligations positives " dérivés de ces derniers (dans une affaire similaire, la Cour avait ainsi posé une question significative : celle " de savoir où sont les limites de l'applicabilité de l'article 8 de la Convention et où est la frontière qui sépare les droits garantis par la Convention d'une part et les droits sociaux garantis par la Charte sociale européenne d'autre part " - Cour EDH, Dec. 2e Sect. 14 mai 2002, Zehnalová et Zehnal c. République tchèque, Req. n° 38621/97 ; sur cette thématique, v. aussi les travaux du Programme de recherche " Droit des pauvres, pauvres droits ? " et Actualité droits-libertés du 27 mars 2010). Le rejet du dernier grief et surtout la motivation adoptée à cette fin témoignent d'ailleurs de cette approche qui, à l'égard des États, impose plus une obligation de moyens et d'évolution progressive que de résultats. De façon symptomatique, les juges strasbourgeois indiquent tenir compte favorablement du récent " dispositif mis en place au niveau national " mais en font une lecture assez formelle en s'attachant surtout à l'intention ou aux objectifs de ce texte (il " ne contient aucune condition qui empêche ou restreigne la participation des personnes ayant des déficiences locomotrices à la vie sociale, économique ou culturelle du pays, mais, cherche au contraire à pallier les éventuels obstacles que ces personnes pourraient rencontrer dans leur recherche de contacts avec le monde extérieur " - § 69). Cependant, hormis une remarque très générale soulignant que " la situation dans la ville où réside le requérant s'est améliorée progressivement ces derniers années " (§ 69), la Cour ne prend pas vraiment la peine de vérifier plus précisément si, au-delà d'une amélioration progressive, de tels objectifs ont été effectivement atteints.

Cour EDH, Dec. 3e Sect. 14 septembre 2010, Alois Farcaş c. Roumanie, Req. n° 32596/04 - Actualités droits-libertés du 04 octobre 2010 (2) par Nicolas HERVIEU

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Je ne lâcherai pas. S'il le faut, j'irai devant la Cour européenne des droits de l'homme. C'est une question de

principe. L'Etat devrait être exemplaire.


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