Originaire de Quatre-bornes, Bertrand CHAGAL se définit comme un "auteur néophyte autodidacte" qui rêve de "redessiner Maurice" dans le sens de davantage de justice. On ne peut que suivre sur ce point ce romancier dont je suis aujourd"hui heureuse de vous présenter la prose.
Et si ? ...
« Avec des "si" », disait-on, « On mettrait Paris en bouteille. »
Et si nous y étions déjà...
…dans la bouteille ?
... Et si nous n’étions que des pions au sein d’une matrice qui s’amusait à déformer la réalité, comme dans le film des frères Wachowsky ?
A la faveur d’un tel délire, soudain, je me vis au milieu d’un champ d’oignons, dans une réalité parallèle, portant un sari délabré, salement bruni par la poussière d’une terre sèche, avec des bottes de caoutchouc noires aux pieds. J’y étais souriante. J’avais l’air heureuse de travailler dans un univers pourtant hostile, sous un soleil de plomb, dans de la poussière qui semblait voler sans jamais se reposer. Mais ça sentait bon. Un parfum d’échalote qui se mariait agréablement à la fragrance de la terre que l’on venait d’arroser. Cela me rappela le goût du bonheur, de ce temps jadis, quand j’accompagnais Amreeta la souriante, aux champs. Mais dans cette scène, il y avait quelque chose de surréaliste ... j’étais différente, plus mûre peut-être, adulte certainement, étonnamment heureuse.
Je baignais dans une quatrième dimension aux lumières intenses. Je voyais ma mère, échine courbée, à demi accroupie repiquant consciencieusement des bulbes dans ce sol, où la terre se mélangeait au calcaire du sable pour donner cet aspect grisâtre, commun aux surfaces agraires de la région de Grand Sable. Un peu plus loin, au bord de la route, deux garnements. Un garçon et une fille d’une dizaine d’années tout au plus, jouaient gaiement. Ils semblaient avoir une grande importance à mes yeux car de temps à autre, mon attention semblait se détourner de ce je faisais pour se fixer sur eux.
Et un homme me héla, « Ouma, vinn manze ! »
Je le reconnus tout de suite. C’était Antish, le vaillant jeune homme qui me sauva des affres du meurtre. C’était un homme, mais je le trouvais bizarrement beau. Anormalement, je ne cauchemardai pas à la vue de ce mâle. A contrario, elle me rendit heureuse avec un sentiment intérieur de plénitude. Tout cela me paraissait d’un naturel platonique, d’une normalité déconcertante. C’était mon homme... du moins c’était ce que je pouvais ressentir sur le moment. Mais comment donc cela se faisait-il ?
Si dans le film où Keanu Reeves jouait le rôle de Neo, le regard hors de la matrice ne révélait que destruction et désolation, dans mon monde à moi, au delà de l’hypothétique matrice, c’était tout à fait le contraire... Tout y était mièvre, dans le style lisse de « La petite maison dans la prairie ». Je déduisis d’instinct que dans ce monde parallèle et sans plis, j’étais mariée à Antish, que nous avions déjà deux enfants et que nous nous aimions au point que mon mari me livrait mon déjeuner tous les midis avec la régularité d’une horloge suisse. Mais Bon Dieu ! Comment de telles pensées pouvaient-elles se poser là, devant moi, à ce moment très précis ? Ces images devaient bien provenir de quelque part... Etaient-ce là mes fantasmes de jeune enfant ?
Je tentai de m’expliquer cela en me fondant sur mes envies de famille, sur mes vues de jeune fille sur le fils du voisin. En avançant dans mon raisonnement, d’autres images me frappèrent de plein fouet, comme celle où je me voyais jouer avec mon père. Il avait l’air en paix avec ses démons, attentif, et plein d’égards à mon adresse. Il ne ressemblait en rien à ce cochon qui était à l’origine de mon dégout des hommes.
Dans la foulée, je me remémorai cette journée quand avec toute la famille, nous prîmes l’autobus dans nos plus beaux habits du dimanche, pour aller à Port-Louis, la Capitale ; aux Champs de Mars, l’emblématique hippodrome de tout un peuple. C’était pour La Maiden Cup, le plus grand classique de l’année… LA journée de ralliement de toute une nation "zougader" pour une fête haute en couleurs. J’avais alors huit ans. Des bribes me revenaient maintenant... Je n’étais donc pas si malheureuse tout le temps. Je n’avais donc pas toujours eu une vie de souffre-douleur comme je m’étais complu à croire pendant des années. Et mon père... il n’avait pas toujours été un monstre mécréant. Je le revis qui m’offrait des friandises, certains après-midis, à son retour du champ de cannes qu’il exploitait avec son frère. Je m’en souvins comme qui dirait d’un lapin sortant du chapeau d’un magicien. J’aimais les gâteaux-moutaye, sorte de torsadés informes renfermant un sirop au sucre nature et surtout les laddous, ces boules orangées parfois serties de raisins secs et saupoudrées de fins copeaux de noix de coco. Hmmm ces odeurs, ces saveurs d’autrefois !
Mais je n’allais l’excuser en rien, pour autant. Mon père restait ce vil pervers qui m’avait pris ce qu’une jeune fille hindoue avait de plus cher. Cette chose dont dépendent avenir et rang social chez nous ; la virginité. Sans elle, tu n’es rien d’autre qu’une petite dévergondée qui aura certainement tout fait pour séduire le premier venu. Une sorte de double peine. Cette situation était toujours mal vécue dans les familles traditionnelles, même en ce vingt-et-unième siècle dans un pays où la télé, l’Internet et par conséquence la pornographie étaient légion. Au dire de certains puritains dédaigneux, le vagin, le clitoris étaient des outils du diable qu’il ne fallait en aucun cas toucher, sous peine de réveiller la bête. Seul un géniteur désigné par la famille en avait le droit, un droit qui pouvait se monnayer selon un système de dote culturellement et cultuellement légal. Ce n’était là que le simple voile qui cachait la vente d’une enfant, souvent dès l’âge de quatorze ans. On dit que cela se faisait de moins en moins... Dans les villes peut-être, pas dans les villages comme Grand Sable. Amreeta en avait fait les frais et j’y aurais eu droit également si j’étais resté...
in L'examen de conscience d'Oummaouti.