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Tu ne retireras pas la nomination d’un magistrat, même indélicat (CE, Sect., 1er octobre 2010, Nadège T.)

Publié le 06 octobre 2010 par Combatsdh

Non application de la jurisprudence « Ternon » au retrait de la nomination d’un magistrat afin de garantir son indépendance et la séparation des pouvoirs

par Serge SLAMA

enm.1286350741.jpgLa Section était saisie d’une affaire dont l’enjeu était de savoir si la jurisprudence « Ternon » (CE, Ass., 26 octobre 2001, n° 197018, Rec. CE p. 497 ; Grands arrêts de la jurisprudence administrative), sur le retrait des actes administratifs individuels créateurs de droit illégaux dans les 4 mois, est « applicable au retrait du décret de nomination d’un magistrat »  (v. Questions posées – références documentaires dite « feuille verte »). Et la réponse est clairement non : afin d’assurer le respect du principe de séparation des pouvoirs et celui de l’indépendance de l’autorité judiciaire, il est nécessaire de recourir à la procédure disciplinaire.

En l’espèce, à l’issue de sa scolarité à l’Ecole nationale de la magistrature (ENM), une auditrice de justice a été nommée par un décret du Président de la République du 18 juillet 2007 comme substitut du procureur à Fort-de-France. Or, le 23 août 2007, elle a reconnu avoir effectué en juin et juillet 2007 des achats par correspondance en utilisant frauduleusement le numéro de carte de crédit d’un magistrat auprès duquel elle avait effectué un stage alors qu’elle était encore auditrice de justice. Le Garde des Sceaux a alors pris le 11 octobre 2007 une sanction d’exclusion définitive de l’ENM puis, deux jours après, un arrêté mettant fin à ses fonctions d’auditeur de justice à compter du 30 septembre 2007. En outre, par décret du 16 novembre 2007, le Président de la République a rapporté le décret la nommant dans les fonctions de magistrat. Le 28 décembre 2007, elle a saisi le Conseil d’Etat d’une requête en annulation de ces trois décisions.

Suivant les conclusions de M. Guyomar, la Section rappelle d’abord que le principe de séparation des pouvoirs garanti par l’article 16 de la DDHC et celui d’indépendance de l’autorité judiciaire, garanti par l’article 64 de la Constitution, imposent que des garanties particulières s’attachent à la qualité de magistrat de l’ordre judiciaire (CC n° 70-40 DC du 9 juillet 1970 ; n° 92-305 DC du 21 février 1992, cons. 98 et s. ; CC n° 2007-551 DC du 1er mars 2007, cons. 10) – ce qui implique notamment que « ces derniers ne puissent se voir retirer cette qualité et les garanties particulières qui s’y attachent qu’en vertu de dispositions expresses de leur statut et dans les conditions prévues par ces dernières ». Or, dans la mesure où aucune disposition ne prévoit qu’un magistrat judiciaire puisse se voir priver de sa qualité en dehors de la procédure disciplinaire régie l’ordonnance du 22 décembre 1958, il en résulte que le Président de la République a illégalement rapporté le décret du 18 juillet 2007 « fût-il illégal » en privant la requérante de la qualité de magistrat de l’ordre judiciaire.

Ce faisant, alors même que la décision de nomination était entachée d’une fraude et a été retirée dans le délai de 4 mois de l’arrêt Ternon, le retrait était impossible (v. pour une application récente pour le retrait d’une décision d’inscription au tableau des chirurgiens-dentistes  CE, Sect., 6 mars 2009, Coulibaly, n° 306084, au Rec. CE). Cela ne remet toutefois pas en cause la jurisprudence antérieure du Conseil d’Etat lorsque l’acte ne crée pas de droit (v., par exemple, CE, Ass., 15 mai 1981, Maurice, n°33041, Rec. CE p. 22 : inexistence de la nomination d’un magistrat pour ordre ; CE, 28 décembre 2005, Richevaux, n° 279432, aux tables, pp. 694-952 : retrait, sans motivation, d’une nomination d’un magistrat à un grade supérieur suite à une erreur matérielle du ministère dans la liste des promus) ou, semble-t-il, sur les refus de procéder à une nomination (CE, 3 décembre 2003, M. Golsenne, n° 223569, aux tables, p. 848: refus de procéder à une nomination d’un auditeur de justice par le Garde des Sceaux et le Conseil supérieur de la magistrature en raison de faits ignorés de l’administration et de nature à établir que l’intéressé ne satisfait pas à l’exigence de bonne moralité).

Tirant les conséquences de l’illégalité de ce retrait, le Conseil d’Etat annule aussi la décision du 11 octobre 2007 et son arrêté du 13 octobre 2007 - qui font grief « eu égard aux effets qu’elles emportaient sur la situation juridique de l’intéressée à la date du dépôt de sa requête ». Pour ce faire, il constate que la requérante a acquis la qualité de magistrat et perdu celle d’auditeur de justice, « quand bien même elle a fait l’objet d’une mesure de suspension provisoire à compter du 30 août 2007 et n’a ni prêté serment ni été installée dans ses fonctions auprès du procureur général près la cour d’appel de Fort-de-France ». Or, il ressort de l’analyse des textes applicables aux magistrats que « les formalités instaurées (…), dont l’inobservation fait obstacle à ce qu’un magistrat nommé dans ses premières fonctions puisse les exercer effectivement, ne sauraient avoir pour effet de subordonner à leur accomplissement l’acquisition du statut de magistrat, qui résulte du décret (…) procédant à une telle nomination et non de la prise de fonctions effective du nouveau magistrat ».  Dès lors, le Garde des Sceaux a commis une erreur de droit en se fondant sur la qualité d’auditeur de justice de la requérante pour procéder à son exclusion définitive de l’ENM et pour mettre fin à ses fonctions d’auditeur de justice.

On peut se demander si cette jurisprudence n’aura pas aussi à s’appliquer aux autres catégories de fonctionnaires bénéficiant, directement ou indirectement, d’un principe constitutionnel d’indépendance et d’inamovibilité à l’image des magistrats administratifs (CC n°80-119 du 22 juillet 1980) ou, bien entendu, des enseignants-chercheurs (CC n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, loi « Savary », cons. 20 ; Cons. constit., n° 2010-20/21 QPC du 06 août 2010, Jean COMBACAU et a., CPDH du 15 août 2010).

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Le Conseil d’Etat, dans l’une des formations de jugement les plus solennelles (la Section), annule les décisions du Garde des Sceaux, Rachida Dati, d’exclusion définitive de l’ENM et mettant fin aux fonctions d’une auditrice de justice, ainsi que le décret du Président de la République, Nicolas Sarkozy, retirant sa nomination comme magistrate judiciaire. L’intéressée - qui a reconnu avoir effectué, durant l’un de ses stages, des achats par correspondance en utilisant frauduleusement le numéro de carte de crédit d’un magistrat  - aurait du bénéficier de la procédure disciplinaire qui protège l’indépendance des magistrats de l’ordre judiciaire et assure la séparation des pouvoirs.

CE, Sect., 1er octobre 2010, Nadège T. (n° 311938), au recueil Lebon

Questions posées – références documentaires

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