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Comment je me suis fait peur avec un tailleur Chanel et un Dell Vostro 3500 Fast Track

Par Petra Von Shmendrick

Y’a un truc que je fais parfois, le matin.
Quand je dis « le matin », c’est vraiment le matin, hein. Genre avant six heures. A peu près au moment où le coq de monsieur Guivarch (c’est notre voisin) se met à gueuler. Nate aime bien le coq de monsieur Guivarch, ça rentre tellement trop bien dans son trip baba cool à la con, ça le fait kiffer grave d’entendre un volatile décérébré lui vomir son grain dans l’oreille plutôt que d’avoir à se taper les klaxons sur le périph’ et les jurons matinaux de madame Rodriguez (c’était notre gardienne d’immeuble quand on habitait encore la capitale, elle sentait l’encaustique et le vieux fromage de chèvre, elle était archi-fan de Michel Sardou et elle loupait jamais un épisode de Plus belle la vie, preuve irréfutable qu’une intégration réussie se fait en nivelant par le bas).

Donc y’a un truc que je fais parfois le matin, c’est de me lever sans faire de bruit, d’enfiler des fringues au hasard et de sortir de la maison en douce.
Nana, c’est pas un problème, elle a le sommeil plus lourd que les culs de Luc Besson et de John Travolta réunis, c’est dire. Quand je passe devant sa chambre, je peux l’entendre ronfloter, vu qu’elle laisse la porte entrouverte (Nana, elle a toujours eu peur de quelque chose, mais je sais pas vraiment de quoi, en tout cas pas des cambrioleurs, ça c’est sûr, si un cambrioleur avait le malheur de se pointer chez nous elle lui laterait la tronche à grands coups de samovar en lui hurlant des choses sales et choquantes dans sa langue d’origine, qui ressemble à de l’allemand mais qui n’en est pas, ça fait un genre de schwartz-schwartz-schwartz mais sans le côté coincé du cul des Teutons, si tu vois ce que je veux dire).
Quand je passe devant la chambre de Nate, je fais un peu plus gaffe, mais c’est juste histoire de la jouer Œdipe, Schmoedipe et tout le baratin à la Dolto comme quoi il est le pater familias, le symbole de l’autorité et tout ça. Dans les bouquins, le papa c’est le mec qui t’en impose dès le départ et que tu rêves d’épouser, mais dans la vraie vie, j’ai un mal de chien à envoyer Nate se mettre au pieu avant minuit, surtout quand y’a des rediffusions d’X-Files sur le câble.

Une fois que je suis dehors, c’est encore la nuit, et comme l’automne vient de planter ses crocs dans le mollet de l’Armorique, je me caille un peu. Je fais toujours le même trajet ensuite, ça me prend genre deux kilomètres sur le boulevard (j’ai compté les réverbères, une fois: vingt-cinq jusqu’au square) avant d’arriver au pont qu’est juste au-dessus des quais de la gare. Là, je me penche et je mate.
Tu pourrais penser qu’à six heures du matin, dans une ville d’Armorique, les quais de la gare sont aussi déserts qu’un congrès du Parti Communiste à Neuilly-sur-Seine, mais tu te mettrais le doigt dans l’oeil jusqu’au coude, ma pomme. C’est blindé, surpeuplé, ça grouille de mecs en costards-cravates et de gonzesses en tailleurs. Limite c’est flippant et tu te croirais dans Le village des damnés, tellement ils se ressemblent tous: les types sont en complet noir, avec des godasses hyper bien cirées (que tu te vois dedans si tu te penches un peu) et des cravates jaunes (un jaune sobre, pour pas qu’on aille s’imaginer qu’ils puissent faire preuve d’une once de fantaisie). Les meufs, elles ont à peu près toutes le même tailleur, des fois il est rose (un rose sobre, pour pas qu’on aille s’imaginer qu’elles puissent faire preuve d’une once d’humour) et d’autres fois il est havane (c’est quoi, ce nom, bordel? Est-ce qu’on dit qu’un futal est Bamako ou Antananarivo, aussi?). Ils tirent presque tous comme des malades sur leur clope en attendant que leur TGV arrive (ils monteront en Première Classe, mais même ça, ça les fait pas marrer). Ils ont tous des mini-valises à la main, le genre « baisenville », sauf qu’ils partent pas baiser (vu la tronche qu’ils tirent), non, ils vont bosser.
Le quai de la gare à l’aube, mon vieux, c’est le cimetière des cadres du tertiaire.

Comment je me suis fait peur avec un tailleur Chanel et un Dell Vostro 3500 Fast Track

Chaque fois que j’y vais, ne ris pas, mais je me sens pas pressée de passer au bonnet B ou d’arriver à placer procrastination dans un dîner entre copines aux Deux Magots pendant que la baby-sitter occupe notre progéniture avec des jeux éducatifs brevetés par Maïtena Biraben.
C’est un genre de thérapie par le pire, quoi.

Hier matin, j’ai essayé de m’imaginer dans la peau d’une de ces bonnes femmes qui n’ont pas encore quarante piges mais qui en font largement cinquante tellement elles ont l’air de bien se faire chier dans la vie.
Je me suis vue avec mon petit tailleur bien propre, mes Louboutin arrachées de haute lute pendant les soldes (deux concurrentes éviscérées, une troisième accidentellement excisée dans la boutique), ma sacoche en vrai cuir de vraie vache et mon ordinateur portable qui déchire son slip (avec un nom en swahili genre Ritashi 56897 TWZ Premium Chipset). Je me suis imaginée en train de faire quotidiennement l’aller et retour jusqu’à Paris dans un train rempli de mecs qui se dégarnissent à trente ans et pètent leur ulcère à quarante après avoir pris vingt kilos pendant les repas d’affaires. Je me suis vue assise à côté d’une hyène de trente-deux ans avec les dents qui rayent le parquet, le genre de fille qui en veut et qui serait prête à buter Mère Thérèsa, l’Abbé Pierre et Bambi si ça lui permettait de passer manager.

J’ai imaginé tout ça pendant une minute ou deux, et puis après j’ai vomi.
Comme j’étais penchée au-dessus du parapet du pont, évidemment, ma production est retombée direct sur le quai.
Eh ben, même pas j’ai réussi à me sentir coupable.



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