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25 ans et toutes ses dents

Par Katchoo86

Source : Arrêt sur images

25 ans et toutes ses dents

« Les 25 ans de Super Mario

L’ouvrier qui ébranla un Empire, par Rafik Djoumi

Mario fête officiellement ses 25 ans cette année. Un quart de siècle à bondir et à manger du champignon pour libérer la princesse Peach du terrible Bowser. Et le plaisir immédiat qu’évoquent ces noms, pour toute une génération, ne doit pas faire oublier les bouleversements industriels et culturels qui furent causés par ce petit plombier.

Personnage emblématique du jeu vidéo, et de ce fait emblématique de l’industrie du videogame toute entière, le personnage de Mario est né de l’imagination fertile du japonais Shigeru Miyamoto, cadre d’une firme autrefois spécialisée dans les cartes à jouer : Nintendo.

Durant les années 70, Nintendo parvint à prendre le virage du jeu vidéo grâce à l’ingéniosité de son cadre Gunpei Yokoi et à son concept du « game and watch », de petits jeux électroniques portables, utilisant des écrans à quartz, et destinés à distraire les salary men dans les transports en commun. Miyamoto, alors sous les ordres de Gunpei Yokoi, créa en 1981 le game and watch à double écran Donkey Kong, inspiré à la fois par les aventures de Popeye et par le film King Kong, et dans lequel un charpentier courageux doit gravir de redoutables échafaudages afin de libérer une jeune fille prisonnière d’un gorille belliqueux.

Miyamoto avait surnommé son personnage « Mr. Video » pour finalement le rebaptiser Jumpman. Mais les employés de la branche américaine de Nintendo, harcelés par le propriétaire de leur immeuble Mario Segale, décidèrent d’appeler ce personnage Mario, tout en constatant qu’il ressemblait plus à un plombier qu’à un charpentier. Ainsi, le plombier Mario était né; et le jeu Donkey Kong envahit les cours de récréation du monde entier.

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Mr Video Game

Depuis cet énorme succès, Miyamoto a développé pour Nintendo la série des Super Mario Bros, des Zelda, des Star Fox etc, tout en participant activement à la conception des diverses consoles de salon. Toujours « simple » employé de Nintendo, il assure la prédominance artistique et financière de la société depuis 30 ans, via la branche Analyse et Développement qu’il dirige (derniers cartons en date, Wii Sport et Wii Fit, qui visent à mener au jeu vidéo un public jusque là réfractaire).

J’ai eu la chance de rencontrer Mr Miyamoto en février 2003, lorsqu’il vint à Paris en compagnie de Eiji Aonuma présenter le jeu The Legend of Zelda – The Windwaker. En tant que journaliste de cinéma, j’étais surpris de me retrouver invité à une telle conférence, qu’on imagine réservée à la presse vidéoludique. Aussi je décidais de me placer discrètement au fond de la salle, laissant aux spécialistes le soin d’interroger le vénérable artiste. Hélas, plusieurs questions portaient sur des titres annexes, à venir, et finalement assez peu sur le jeu présenté.

Je m’autorisais alors à demander à Mr Miyamoto ce que lui inspirait l’honneur posthume que la cérémonie des Game Developers Choice Awards s’apprêtait à rendre à son ancien patron Gunpei Yokoi. Et tandis que Miyamoto rendait hommage à son ancien collègue, tous les journalistes se tournèrent vers moi, apparemment interloqués. Je rentrais la tête dans les épaules.

Puis les questions professionnelles reprirent, cette fois-ci pour demander de quoi seraient faites les consoles à venir, de quelles couleurs seraient les nouveaux accessoires etc. bref des informations que n’importe quel service de presse aurait été en mesure de fournir. Un peu agacé, je revins à la charge. Constatant que Zelda – The Windwaker était un jeu basé sur la notion du Vent; et constatant que le dernier Mario en date, Mario Sunshine, était entièrement basé sur la notion de l’Eau, je demandais en quoi le choix de travailler avec des éléments fondamentaux permettait de développer un jeu intuitif, sans recours au texte ou à un présupposé culturel du joueur. Tous les visages de journalistes se tournèrent à nouveau, plus qu’interloqués, cette fois-ci presque gênés par l’outrecuidance intello/bobo/parisianiste dont je me rendais alors coupable. Qu’importe alors si Mr Miyamoto prit le temps d’une réponse développée, affirmant cette note d’intention, j’étais semble-t-il devenu un violeur de mouches aux yeux de mes lointains collègues (et la longue réponse de Miyamoto à cette question disparut mystérieusement des comptes-rendus de la rencontre sur les sites de jeux-vidéo).

A la fin de la conférence, le journaliste Pierre Gaultier vint me saluer chaleureusement et constatait mon agacement. Et en effet, je fulminais : «Non mais c’est dingue! Miyamoto ne vient pas si souvent à Paris. Est-ce qu’ils réalisent, au moins, qu’ils ont Georges Méliès devant eux? Et qu’un jour il va mourir? Et qu’on ne pourra plus lui poser de questions sur son travail et sur ses motivations? Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre de savoir si la prochaine console sera rose ou violette?»

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Un petit saut pour le plombier – Un grand pas pour le concept

J’avais choisi de citer Georges Méliès plutôt que de m’en référer au traditionnel « Spielberg du jeu vidéo » qui désigne habituellement Miyamoto dans la presse. Car cette dernière comparaison, certes flatteuse, s’en tient au succès mondial du personnage plutôt qu’à sa place chronologique dans l’Histoire du média qu’il représente (le Spielberg du jeu vidéo, ce sera pour l’an 2045).

Tout comme Méliès, Miyamoto fut l’un des premiers à percevoir un média là où d’autres n’apercevaient qu’un gadget à la durée de vie limitée. Il sut voir une infinité d’univers potentiels prêts à éclore là où d’autres s’en tenaient à une machine et à ses composantes électroniques. Tout comme Méliès, Miyamoto comprit instinctivement en quoi la technologie permettait à la créativité de se déployer. Et comme il est difficile de faire comprendre, encore aujourd’hui, le pas qui sépare le cinématographe du cinéma; il est tout aussi difficile d’amener à comprendre ce qui différencie le jeu vidéo d’avant et après Mario. Shigeru Miyamoto a aidé à cette transition, invisible, qui a vu le mot « jeu vidéo » passer de la désignation d’un simple objet électronique assimilable au jeu de société, à la désignation d’un véritable champ culturel, un mode d’expression.

«Quand on part de zéro, on est forcément le premier» reconnaît l’artiste en forçant l’humilité. Ce faisant, il omet de dire en quoi les bases mêmes du videogame, sa grammaire élémentaire, s’est peu à peu construite sous l’impulsion de ce qu’il avait intuitivement compris avant tout le monde.

Alors que les jeux vidéo des années 70 avaient pour modèle des jeux de table, empruntant leur dynamique aux cartes, aux dames, aux échecs, à la bataille navale (Pong, Space Invaders, Q*bert, Pacman etc.), Donkey Kong initia la vague du jeu dit « de plateforme ». Et soudain, l’intérêt ne résidait plus dans l’idée de faire un score ou de mettre en échec un adversaire.

Bondissant de plateforme en plateforme, le personnage de Mario parvenait à son but en progressant à travers un décor en mouvement dont il lui fallait deviner et prédire la mécanique. Sur son chemin, il récupérait des compétences et évitait, grâce à elles, quelques dangers. Autrement dit: il y avait là progression dramatique, évolution du caractère, péripéties. Le jeu de société se transformait en une expérience narrative dont les « accidents » s’adaptaient au rythme et à la maîtrise du joueur.

En 1985 paraissait le premier jeu Mario « officiel », Super Mario Bros. Déployant la structure en germe dans Donkey Kong, l’oeuvre proposait une véritable aventure d’exploration (scrolling horizontal), divisée en chapitres (tableaux) et peuplée d’un casting devenu prestigieux (ennemis, amis, boss de fins de niveau). En plus d’une technicité parfaite, qui lui assure encore des joueurs fidèles, Super Mario Bros a imposé l’idée que l’écran de la machine ne désignait plus les limites d’un jeu de table, à la notice préalablement identifiée. Il devenait une fenêtre sur un monde nouveau dont les règles se dévoilaient au fil du périple.

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Du vagabond au plombier

Trente ans après sa création, le jeu de plateforme demeure peut-être le genre vidéoludique le plus difficile à créer, en ce qu’il exige à la fois un concept immédiatement accrocheur, une jouabilité sans faille et purement intuitive (gameplay) et un renouvellement des situations qui assure au joueur un sentiment de progression et d’accomplissement (level design) en lui permettant d’oublier qu’il ne fait, au fond, que sautiller et ramasser des pièces. L’alliance du gameplay et du level design impeccable permettent alors au joueur, physiquement actif, de s’imprégner de cet univers jusqu’à voir, bien au-delà des pâtés de pixels, le monde vivant qu’on lui suggère.

Or, il n’est pas hasardeux que les 4 ou 5 plus grands titres, communément admis dans le jeu de plateforme, aient tous Mario pour vedette. En développant la grammaire inhérente au genre (grammaire qui nourrit aujourd’hui presque tous les genres vidéoludiques), Shigeru Miyamoto a défini tout un ensemble de mécanismes comportementaux qui témoignent d’une connaissance très fine de la nature humaine à un niveau anthropologique. Il est toujours fascinant de voir avec quelle facilité un joueur, de n’importe quel âge, s’empare d’un jeu Mario, tâtonne, teste, expérimente, et parvient à accomplir en fin de parcours une série d’actions d’une incroyable complexité et d’une folle dextérité; et cela, le plus souvent, sans avoir pris la peine de lire la moindre note explicative.

 

Le rapport fusionnel qui s’établit avec Mario, lorsque ce dernier répond aussi parfaitement aux réflexes et à l’intuition de son maître joueur, a forcément du peser de tout son poids dans la rapide starification du personnage. Là où Q*bert ou Pacman se contentaient d’être des emblèmes du jeu d’arcade, Mario devint en moins de cinq ans le symbole du jeu vidéo tout entier.

Dès l’époque, et aujourd’hui encore, sa moustache, sa casquette et sa salopette, à peine entr’aperçues sur une couverture de magazine, suffisent à ranimer le souvenir complet de l’univers vidéoludique, de la même façon que la canne et le chapeau melon du vagabond Charlot ont longtemps servi à évoquer l’idée même de cinéma.

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Assis sur la montagne

Tout comme avec Chaplin en son temps, la génération adulte des années 80 eut beaucoup de mal à percevoir les bouleversements culturels qu’annonçait Mario, aussi désemparée face aux sautillements grotesques de ce plombier italo-nippon qu’auraient pu l’être des professeurs d’Art dramatique du Second Empire face aux cabrioles de Chaplin ou de Buster Keaton.

On se souvient que les premières tentatives de faire du cinéma « d’Art » consistaient, au début du XXème siècle, à filmer des pièces de théâtre prestigieuses sous un angle unique, celui qu’aurait eu un spectateur du troisième rang face à la scène. Il s’agissait, ni plus ni moins, que de capturer une image en s’assurant que cette dernière soit labellisée « artistique », le cinématographe n’étant, après tout, qu’un appareil de prise de vue. Et pendant ce temps, Max Linder, Chaplin ou Keaton développaient des techniques narratives par le plan et le mouvement; des procédés inconcevables au Théâtre et qui leur permettraient de faire fonctionner un gag visuel auprès du grand public. Ce faisant, ils initiaient les notions d’enchaînement de plans, de découpage, qui allaient donner au cinéma sa vraie spécificité.

De la même façon, les esthètes se sont emparés assez tôt du jeu vidéo pour tenter d’en débusquer d’éventuelles ambitions artistiques, de l’anoblir, en évitant à tout prix de s’attarder sur les gesticulations et les « boing boing » de ce brave Mario.

Aujourd’hui encore, les discours sur « le jeu vidéo en tant qu’Art» mettent systématiquement en avant des titres à vocation idéologique (toute la vague dite du « serious game », qui traite de sujets politiques brûlants), des essais d’interaction compassionnelle (Ico), des titres qui fonctionnent en opposition au Jeu vidéo traditionnel (Flower), des tentatives de narration « adulte » (Heavy Rain), et négligent tous les fondamentaux qui sont nés de l’enfantin Super Mario Bros ou de son direct descendant ado, GTA.

Des titres trop vendus, trop connus, trop évidents et trop « fun » pour évoquer l’idée d’un Art en train de construire son identité. En cela, les esthètes du jeu vidéo retrouvent les réflexes de beaucoup de cinéphiles, tellement occupés à contempler des pépites qu’ils en oublient d’admirer la montagne qui les a fait naître.

Néanmoins, l’Histoire semble nous avoir donné quelque leçon d’humilité face au génie qui ne crierait pas son nom sur tous les toits. Et tandis que Méliès finissait sa vie oublié de tous, dans son petit kiosque à confiserie de la Gare Montparnasse, Shigeru Miyamoto s’est vu, durant ces quatre dernières années, sacré Chevalier des Arts et des Lettres en France, Prince d’Asturias en Espagne et il côtoie Gandhi, Bruce Lee et le Dalaï Lama dans la liste des «héros d’Asie» élaborée par le Time.

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Bowser impérial

Comme on le sait (ou comme on devrait le savoir) culture et commerce se nourrissent plus souvent de leurs buts communs que de leur antagonisme. Et l’hégémonie de l’une passe par le pouvoir de l’autre. Je me souviens qu’au début des années 90, une étude initiée par Nintendo avait révélé que la majorité des enfants aux Etats-Unis reconnaissaient immédiatement le personnage de Mario à défaut de reconnaître celui de Mickey. Une nouvelle peu reprise en France, mais qui avait très certainement ébranlé la fierté américaine à une époque où le studio Disney sortait d’une décennie difficile.

Derrière cette déchéance de Mickey, symbole de l’enfance occidentale d’après-guerre, pouvait se lire toute l’angoisse qui, des années 80 au milieu des années 90, avait raidi l’Europe et l’Amérique face à la montée en puissance de l’économie japonaise.

Rien qu’en France, qui se souvient du convoi de magnétoscopes japonais arrêté à Poitiers, et du symbolisme nationaliste un peu puant qui s’ensuivit? Qui se souvient d’Edith Cresson, alors Premier Ministre, parlant des japonais en les comparant à des fourmis? Qui se souvient des attaques délirantes orchestrées par Familles de France à l’encontre du Jeu vidéo ou du dessin animé japonais? Qui se souvient du livre paranoïaque, pas loin de la xénophobie anti-nippone, rédigé par Ségolène Royal? Tandis que les parents de tous bords politiques réapprenaient à haïr l’étranger bridé et sournois, comme au bon vieux temps des colonies, les enfants découvraient, via Mario et ses compagnons, un système de pensée lointain et aux différences subtiles. D’années en années, de Mario à Zelda en passant par Final Fantasy ou Metroïd, ces enfants allaient effectivement succomber au conditionnement nippon. En moins de dix ans, ils apprirent… à ne plus avoir peur de l’Asie.

Jusqu’au milieu des années 80, le jeu vidéo, de nationalité d’abord américaine, avait eu pour principe ludique le sens de la compétition et le réflexe consumériste qui en découle («Hi-score», «Insert Coin», «Game Over»). L’idée était d’interpréter un héros bigger than life et de tuer avant d’être tué. De par sa structure même, Super Mario Bros et toutes ses suites (ainsi que les Zelda) allaient bouleverser cette donne.

Chaque jeu « miyamotesque » semble mettre en scène un univers ordonné qui se trouve déséquilibré par une volonté de puissance démiurgique (Bowser dans les Super Mario, Ganondorf dans les Zelda). Il appartient alors au simple ouvrier de partir en quête de compétences. Chaque lieu visité lui offre une clé supplémentaire dans la maîtrise de son environnement, clé indispensable à l’affrontement du contremaître qui garde cet étage (et qu’on appelle littéralement un « boss de fin de niveau »). Ce n’est qu’à cette condition que l’ouvrier peut monter à l’étage supérieur, et acquérir ainsi toutes les compétences qui lui permettront d’affronter le « grand boss » final , non pas pour prendre sa place, mais pour restaurer l’équilibre originel. Difficile de ne pas voir dans ce schéma la notion de cohésion sociale et d’appartenance au groupe qui a présidé à la culture d’entreprise nippone.

Bien qu’ayant permis à Nintendo de devenir une des sociétés leaders du marché du divertissement, Shigeru Miyamoto a préféré rester au service de l’entreprise plutôt que de voler de ses propres ailes. Il aurait pu exercer le pouvoir démiurgique que lui confère, en Occident, son statut de « père du jeu vidéo moderne ». Or l’artiste se croit, ou se sait, plus fort au cœur de cette société, de ce système, de ce groupe. Aussi ne cherche-t-il pas à suivre la piste de ces cow-boys vaguement Ronin qui ont donné son identité au videogame américain (Peter Molyneux, Warren Spector, Richard Garriott et bien d’autres). L’impact d’une telle idée de la cohésion sociale sur les jeunes générations occidentales est-elle quantifiable ? Tout ce que l’on sait, c’est que cette idée porte une salopette bleue et une casquette rouge, et prouve que derrière sa moustache d’italien, Mario est d’abord japonais. »

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