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Obscurité (54)

Publié le 16 octobre 2010 par Feuilly

Le lendemain, après le petit déjeuner, la mère prit la direction de Florac afin de faire examiner la voiture. Elle eut encore bien du mal pour lancer le moteur et dut s’y reprendre à plusieurs reprises, mais finalement celui-ci voulut bien démarrer. Elle partit seule, afin de rester discrète. En effet, en période scolaire, la présence des enfants dans cette petite ville aurait immanquablement attiré l’attention. D’un autre côté, si ceux-ci restaient au camping, ce n’était pas beaucoup mieux, aussi fut-il décidé qu’ils feraient une petite promenade dans les environs, sans trop s’éloigner toutefois. L’enfant aurait la garde de Pauline et celle-ci devrait s’assurer que son frère respecterait bien les instructions. En principe, avec ce double contrôle, rien de fâcheux ne devait arriver.

Dès que la Peugeot eut traversé le petit pont sur la Mimente et qu’elle eut disparu, ils prient un chemin qui serpentait à plat entre les collines. Il faisait bon et on entendait les cigales qui chantaient. Cela changeait des hauteurs de l’Aubrac ou du Cantal ! Ils marchèrent comme cela un bon moment, admirant le paysage et s’extasiant devant les rochers de schiste chauffés à blanc et dont le scintillement les intriguait. Le plus curieux, cependant, c’était qu’on avait taillé dans le roc pour que le chemin pût aller tout droit. C’était pour le moins surprenant. D’habitude, les sentiers de montagnes qu’ils avaient empruntés jusque là suivaient les courbes du terrain et montaient et descendaient selon les caprices du relief. Ici, rien de semblable. Ils en étaient à émettre les hypothèses les plus folles quand ils eurent la réponse à leurs questions. Après un tournant, ils se retrouvèrent subitement devant un tunnel. Oui, un vrai tunnel, construit avec des blocs bien réguliers et bien alignés. Ils en déduisirent qu’ils étaient sur une ancienne voie de chemin de fer désaffectée, ce qui les fit rêver encore davantage.

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Un train, dans ce pays enchanteur, cela devait être merveilleux ! Du coup, évidemment, Pauline voulut jouer. A son âge, l’enfant, lui, trouvait cela un peu ridicule, mais après tout il n’y avait personne pour les regarder. Et puis, qu’est-ce qu’il n’aurait pas fait pour faire plaisir à sa petite sœur. Il se transforma donc en locomotive, émettant de temps à autre le sifflement caractéristique d’une vielle machine à vapeur. Il faut dire qu’il en connaissait le son par cœur pour avoir vu beaucoup de westerns. Pauline, accrochée à lui, imitait quant à elle le bruit régulier des roues sur les rails (toc-toc ; toc-toc ; toc-toc). Ils firent un arrêt fictif pour charger quelques voyageurs puis s’aventurèrent courageusement dans le tunnel. L’écho amplifiait leurs voix et pour un peu ils auraient eu peur de se retrouver nez à nez avec un vrai train. Mais non, il n’y avait plus de rails au sol, ce qui les rassura, mais pas complètement cependant. C’est vrai que ce tunnel était fort long et qu’il avait quelque chose d’angoissant. Il y faisait frais et très sombre. Inconsciemment, l’enfant pensa au souterrain de la maison, dans la Creuse. La fameuse cave à fromage. Qu’est-ce que tout cela semblait loin ! Pourtant, cela remontait au début de juillet et deux mois s’étaient à peine écoulés. Il lui semblait cependant avoir vécu une bonne centaine d’années depuis cette époque. C’est qu’il était arrivé tant de choses entretemps… Lui-même avait changé, il en avait conscience et il n’était plus vraiment le gamin qu’il était encore au début de leur voyage. Il se sentait plus fort, plus mûr, plus adulte en quelque sorte. Sa mère n’avait-elle pas régulièrement besoin de lui ? Et aujourd’hui même, ne lui avait-elle pas confié la garde de Pauline ?

Cela ne l’empêcha pas de continuer à jouer au train avec sa sœur et c’est en sifflant de manière stridente que l’enfant-locomotive sortit du tunnel, remorquant toujours son unique wagon. La clarté qui les éblouit subitement leur fit mal aux yeux. En plus, ils reçurent en plein visage une telle bouffée de chaleur que c’en était presque désagréable. Le chant des cigales avait repris, imperturbable et entêtant. Ils restèrent immobiles quelques instants, un peu surpris par ce contraste saisissant entre la nuit et le jour. C’est alors qu’ils entendirent une voix qui les appelait. « Et bien, on se promène ? »

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C’était le vieux monsieur de la veille. Il était tranquillement assis sur un tronc d’arbre qui traînait là, le long du chemin, et qui servait de banc de fortune. Ils engagèrent la conversation, non sans avoir au préalable remercié pour le lapin, qui était vraiment délicieux. Après quelques minutes, durant lesquelles ils parlèrent de choses et d’autres, le thème de l’école fit subitement surface. Il fallait s’y attendre. Les enfants ne savaient plus que dire. Ils restaient là, coincés et mal à l’aise. Pauline regarda son grand frère à la dérobée, dans l’espoir qu’il trouverait rapidement une réponse adéquate. Mais il ne trouvait rien, absolument rien. Il n’avait jamais été pris de court comme cela et il restait désespérément muet. Le vieux le regarda. « C’est pas facile de toujours vivre dans une tente et de vous déplacer sans arrêt, hein ? Il vous faudrait une maison et y rester un bout de temps. » Les enfants le regardèrent, ahuris. Il avait tout deviné ! Ou à peu près tout en tout cas. Leur situation précaire, leur nomadisme forcé, leur absence de l’école… « Vous n’en connaîtriez pas une qui serait à louer ? » se hasarda Pauline. Une maison à louer ? Ce n’était pas ça qui manquait dans le coin, des maisons, noundidiou ! Il n’y avait même que cela. C’est que tous ces paysans, une fois qu’ils s’étaient trouvés trop vieux pour continuer la culture, s’étaient tous mis à mourir les uns après les autres. Boudu ! Bande de bestious, va. Plutôt que de se coucougner tranquilles et boire le vin de leur vigne ils ne pensaient qu’à partir au cimetière. Alors, des maisons, il y en avait forcément. Parce que leurs pitchous, eux, cela ne les intéressait pas de reprendre la ferme. Ils voulaient aller en ville et avoir un boulot tranquilou. Se lever tôt le dimanche pour nourrir les bêtes, plus personne ne désirait cela. Tas de feignàs, va. Mais il fallait les comprendre aussi. Pourquoi aller s’escagasser du matin au soir et du soir au matin pour ne rien gagner ? En ville, ils avaient tout : l’argent, les filles, les cinémas... Mais pas le bon air des montagnes, ça non.

Voilà ce qu’il disait, le vieux monsieur, assis sur son tronc  d’arbre. Il regarda les enfants. « Ne restez pas là à bader, la tête en l’air comme des barjaques. Allez trouver votre mère et dites-lui que je veux bien lui en dénicher une, moi, de maison. Une petite, pas trop grande à entretenir, et pas loin de la route avec ça. Quant au loyer, je sais pas. Il faut que je discute avec le gars. De toute façon elle est vide sa maison, alors je vais essayer de lui faire comprendre que si on l’occupe et qu’on l’entretient, c’est déjà pas mal. Mais je ne promets rien, hein !. Faut voir ce qu’il va dire, c’te cap de mule. » Là-dessus, il s’épongea le front. « Boudu que calou aujourd'hui. Une vraie cagnàs encore. On se croirait vraiment  pas en septembre.»

Les enfants prirent congé de leur ami et repartirent en direction du camping. « Et restez bien sur le chemin, hein ! C’est plein de vipères dans les buissons ! » leur cria-t-il encore. Ils lui firent signe pour le remercier et ils s’engagèrent dans le long tunnel. « On ne lui a même pas demandé à quoi servait  ce tunnel » fit remarquer Pauline. Alors ils rebroussèrent chemin en courant et allèrent tout de suite poser la question. Le tunnel ? Ah, ça, c’était une longue histoire. Il avait été question, au XIX° siècle, que toutes les préfectures et sous-préfectures fussent desservies par le train. Mais pour Florac, cela n’aurait pas été rentable, il y avait trop de travaux à faire à travers les montagnes, alors le projet avait été abandonné. Puis, par après, on a réfléchi à l’installation d’une voie ferrée métrique. « C’est quoi, ça, une voie ferrée métrique ? » demanda Pauline. « Et bien, c’est une voie dont l’écartement entre les rails est plus étroit que celui qu’on connait aujourd’hui. Il ne dépasse pas un mètre. Mais cela permet de faire des courbes de plus faible rayon et donc de réduire les coûts de construction. Tu comprends ? » « Heu, plus ou moins. » « Et bien, si tu veux, c’est un train plus petit et qui va moins vite. Comme il tourne plus court, il faut moins creuser dans le rocher pour le faire passer. Cela coûte donc moins cher à construire. Alors on a relié Florac à Sainte-Cécile-d’Andorge, dans le Gard. De là, on rejoignait la ligne Nord-Sud déjà existante. Ce fut quand même un sacré travail. Tout a été réalisé à la main, autrement dit à la pioche, avec juste de temps en temps un ou deux bâtons de dynamite. Et il doit bien y avoir une cinquantaine de kilomètres entre les deux villes, c’est dire que cela a pris du temps.

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Quand tout a été terminé, on a transporté des passagers, mais surtout des marchandises. » « Des marchandises ? Comment cela des marchandises ? » demandèrent-ils tous les deux en même temps. « Des troncs de châtaigniers, par exemple. Il y a beaucoup de châtaigniers dans la région. Regardez autour de vous, il n’y a que cela… C’est un arbre admirable, qui renaît de ses cendres en cas d’incendie. Et comme il fallait du bois pour étançonner les mines, et bien on acheminait les arbres par le petit train. Le problème, c’est qu’à Ste Cécile, il fallait tout décharger pour recharger sur un vrai train, qui avait des rails plus larges. J’ai travaillé là-bas dans ma jeunesse. C’était un boulot pas possible. Mais il va bientôt y avoir cinquante ans que tout s’est arrêté. Alors on a enlevé les rails et maintenant cela fait un joli sentier pour les promenades. Et j’en profite bien, ça c’est sûr. Les montagnes et la rivière, que rêver de plus, à mon âge ? Retenez bien cela, les enfants : les richesses matérielles n’apportent jamais le bonheur. Le bonheur, c’est de rester libre et d’aller où on veut et quand on veut. »

Ils se turent sur ces paroles, chacun les méditant à sa manière. Puis Pauline et son frère prirent définitivement congé et regagnèrent le camping. Ils étaient de bonne humeur. La journée avait été excellente pour eux et ils ramenaient de bonnes nouvelles. C’est leur mère qui serait heureuse de savoir qu’ils allaient peut-être de nouveau avoir une maison. Ils partirent l’attendre sur la route à la sorte du camping, près du petit pont. Pour ne pas attirer l’attention, ils se cachèrent derrière le mur du temple protestant. C’est un mot que l’enfant aimait bien, car on entendait « protester » et cela lui plaisait. Il n’aurait pas aimé suivre une voie toute tracée comme les jeunes de son âge et finalement ce voyage qui durait depuis plus de deux mois lui plaisait bien. Il n’empêche qu’il était fier de pouvoir annoncer la nouvelle pour la maison. Cependant, la mère tardait à arriver. Une heure passa, puis une autre. Ce n’était pas normal. La vérité, c’est que si les choses s’étaient très bien  déroulées pour eux, il n’en était pas allé de même pour elle. Bien au contraire.

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