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Un visage de la France

Publié le 17 octobre 2010 par Jlhuss

resistance.1287221071.jpgQue reste-il d’André Malraux dans l’esprit d’une jeunesse facebook qu’on exhorte si laborieusement au souvenir ? L’exemple d’un mec gonflé qui devient  ministre de la culture sans avoir le bac ? L’auteur de La Condition humaine, un roman qu’il faut lire mais qui fait ch… ? L’image d’un fumeur pété de tics, sorte de Gainsbourg  fêlé devant les caméras noir et blanc de l’ORTF ? Le pilleur de temples au Cambodge ? Le baroudeur de Chine et d’Espagne ? Le résistant ? Le pote du grand Charles et du grand Timonier ? L’inventeur des « maisons de la culture » ? Le cabochard qui reste à bord quand de Gaulle débarque en Espagne pour saluer Franco ? Bref, un type du siècle d’avant, qui en avait où je pense mais  pas cool  et qui causait, causait, genre prise de tête. Qui sait ? de tous ces vrais faux clichés, celui qui restera, ce sera peut-être l’orateur voûté comme un marabout, psalmodiant, un jour venteux d’hiver 1964, la fameuse péroraison de son discours d’hommage à Jean Moulin, dont les cendres, devant le Général, allaient entrer au Panthéon… De Gaulle, Moulin, Malraux : c’était un  « visage de la France ». Mais c’est si loin, si grave ! Qui peut encore s’y reconnaître ?

Arion

Chef de la Résistance martyrisé dans des caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces femmes noires qui veillent nos compagnons : elles portent le deuil de la France, et le tien. Regarde glisser sous les chênes nains du Quercy, avec un drapeau fait de mousselines nouées, les maquis que la Gestapo ne trouvera jamais parce qu’elle ne croit qu’aux grands arbres. Regarde le prisonnier qui entre dans une villa luxueuse et se demande pourquoi on lui donne une salle de bains - il n’a pas encore entendu parler de la baignoire. Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton peuple d’ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures. Voici le fracas des chars allemands qui remontent vers la Normandie à travers les longues plaintes des bestiaux réveillés : grâce à toi, les chars n’arriveront pas à temps. Et quand la trouée des Alliés commence, regarde, préfet, surgir dans toutes les villes de France les commissaires de la République - sauf lorsqu’on les a tués. Tu as envié, comme nous, les clochards épiques de Leclerc : regarde, combattant, tes clochards sortir à quatre pattes de leurs maquis de chênes, et arrêter avec leurs mains paysannes formées aux bazookas l’une des premières divisions cuirassées de l’empire hitlérien, la division Das Reich. Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique et les combats d’Alsace, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses ; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre, avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle - nos frères dans l’ordre de la Nuit.

Commémorant l’anniversaire de la Libération de Paris, je disais : « Ecoute ce soir, jeunesse de mon pays, ces cloches d’anniversaire qui sonneront comme celles d’il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les entendre : elles vont sonner pour toi. » L’hommage d’aujourd’hui n’appelle que le chant qui va s’élever maintenant, ce Chant des partisans que j’ai entendu murmurer comme un chant de complicité, puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d’Alsace, mêlé au cri perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient à la rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre Strasbourg.

Ecoute aujourd’hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C’est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France.

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André Malraux, Discours du transfert des cendres de Jean Moulin
au Panthéon, 1964

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