Magazine Politique

Sarkozy et le fait divers : la politique comme anti-projet

Publié le 18 octobre 2010 par Labreche @labrecheblog

sarkozy-grenoble_m.jpgTrois faits divers pour un discours

Dans l’histoire de l’utilisation de faits divers à des fins politiques, la mécanique enclenchée par Nicolas Sarkozy pendant l’été 2010 restera dans les annales comme le franchissement d’un nouveau palier. Un moment prévisible, tant le recyclage d’événements de ce type est depuis longtemps habituel dans la pratique politique en France, et ce particulièrement chez l’actuel président. On ne compte plus en effet les mesures législatives adoptées à la suite de faits divers mis en avant dans les médias : par exemple la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales, est la réponse politique directe du meurtre d’une joggeuse, Nelly Crémel ; la loi du 10 août 2007 instaurant des peines-planchers pour les récidivistes, et la loi du 25 février 2008 créant la rétention de sûreté, suivent toutes deux l’affaire Evrard ; la loi du 2 mars 2010 réprimant l’appartenance à une « bande », est adoptée après des bagarres violentes au sein de deux établissements scolaires d’Île-de-France, en 2009.

Puis, au printemps 2010, une conductrice en niqab est verbalisée, et une escalade rhétorique reprise lors du discours de Grenoble mène à l’extension des conditions de déchéance de la nationalité. Enfin, au cours de ce même discours de Grenoble, deux autres événements médiatisés au creux de l’été sont l’occasion, pour le président de la République, de remettre en avant les thèmes sécuritaires. La mort d’un homme poursuivi après un braquage, à Grenoble, et les violences qui ont suivi et entraîné le remplacement du préfet de l’Isère ; et une émeute provoquée par des gens du voyage réagissant à la mort de l’un des leurs lors de sa tentative de forcer un barrage de gendarmes. De ces événements est donc issu le discours de Grenoble qui, sans que l’on puisse en comprendre la logique, fait le lien entre ces événements et « 50 années d'immigration insuffisamment régulée qui ont abouti à un échec de l'intégration », mais en tire aussi la décision de « mettre un terme aux implantations sauvages de campements de Roms », faisant par là une accumulation d’amalgames entre délinquants, immigrés, gens du voyage et Roms.


L’événement donne le tempo

Cette habitude n’est toutefois que le reflet d’un grossissement des faits divers devenu évident au moins depuis la campagne présidentielle de 2002, à travers l’affaire « papy Voise ». Trois jours avant le premier tour de l’élection présidentielle, les télévisions consacrent alors l’essentiel de leurs journaux à l’agression d’un retraité apparemment sans histoire, roué de coup à Orléans par des jeunes non identifiés, qui incendient sa masure et prennent la fuite. Le motif apparemment purement crapuleux de l’agression participe au scandale qui naît de cet événement insignifiant, dont le poids sur le scrutin, et sur le score de l’extrême-droite bien plus haut que ne le laissaient penser les sondages, est rapidement évoqué. Mais l’enquête menée sur ce fait sordide n’a pas abouti depuis, et n’a pas permis d’élucider les motifs réels de l’agression, peut-être liée à la personnalité ambiguë de la victime, condamnée quelques années avant de ses propres dires pour « un problème sexuel » lié aux jeunes du quartier qu’elle fréquentait, et qu’elle aurait parfois hébergés.

Autre fait divers grossi à l’extrême, l’agression d’une jeune femme, Marie L., et de son nourrisson, dans le RER D, le 9 juillet 2004 : cette dernière se signale à un guichetier, vêtements lacérés, visage couvert d’éraflures, et le ventre souillé de dessins de croix gammée. Les médias reprennent largement le récit de la victime, agressée selon ses dires par « des maghrébins et des noirs » qui l’ont qualifiée de « sale feuj ». Très vite, les personnalités politiques de tous les partis condamnent l’agression, et le président Chirac lui-même intervient lors de l’entretien télévisé du 14 juillet, témoignant de son « effroi » et réclamant que les auteurs de l’acte soient retrouvés pour être « jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose ». Mais peu après, la jeune femme avoue un pur mensonge. L’emballement médiatique et politique est inédit, et mène d’ailleurs le cinéaste André Téchiné à traiter cet épisode dans La fille du RER (2008).

11743062.jpg
Enfin, en 2007, le candidat Sarkozy tente une nouvelle fois d’importer la question sécuritaire dans la campagne présidentielle. Le 24 mars, lendemain d’incidents à Paris, gare du Nord, découlant de l’interpellation d’un voyageur sans billet, il se rend en effet sur les lieux et affirme, en établissant de nouveau un lien  entre immigration et insécurité : « Si Mme Royal veut régulariser tous les sans-papiers, si la gauche veut être du côté de ceux qui ne payent pas leur billet, c’est son droit, ce n’est pas mon choix »  Mais cette fois, le thème de l’insécurité disparaît assez vite des unes, peut-être parce qu’en tant que ministre de l’Intérieur, le candidat de l’UMP risque trop d’en paraître responsable.

Un homme d’action, un président en guerre

Le lien entre fait divers et action politique est complexe. En particulier, sur la question des Roms, on a pu découvrir que l’utilisation de ce bouc émissaire commode lors du discours de Grenoble avait été préparée en amont, puisque la première circulaire ciblant explicitement les camps roms remonte au 24 juin. Mais le lien est aussi inverse : Nicolas Sarkozy se plaît en effet, depuis son retour sur le devant de la scène à la faveur de la victoire de l’UMP en 2002, à se présenter en homme d’action répondant à tout fait par une décision, plus encore à s’opposer à la passivité, à l’immobilisme qui aurait principalement caractérisé le monde politique avant lui, et qui l’amène si souvent à se mettre en valeur, face à ses prédécesseurs, en se félicitant d’« agir » et d’« accélérer les réformes ».

Cette utilisation rhétorique permanente du thème de l’action amène par ailleurs Nicolas Sarkozy à faire usage de concepts conçus comme forts afin de montrer sa détermination et l’inflexibilité de ses initiatives. Aussi affectionne-t-il particulièrement les déclarations de « guerre ». Le discours de Grenoble est en matière de discours présidentiels exemplaire, en ce qu’il étend le traitement de l’insécurité dans deux directions. D’une part, vers le « problème » de l’immigration et plus généralement de « l’étranger » (mots surlignés en rouge ci-dessous). D’autre part vers cette rhétorique de l’action, de la décision, de l’affirmation d’une volonté, appuyée par des formules en « il faut », et reliée à la notion de guerre (mots surlignés en jaune) : ce fameux discours était en effet l’occasion pour Nicolas Sarkozy de lancer « une guerre […] contre les trafiquants et les délinquants ». Or, cette déclaration de guerre n’est pas la première du genre. Dès son arrivée au ministère de l’Intérieur en 2002, Nicolas Sarkozy affirmait vouloir « gagner la guerre contre l'insécurité », réitérant ce type d’affirmations le 24 octobre 2002 (« guerre aux voyous ») et le 14 février 2003 (« guerre aux trafiquants »).

grenoble étr.jpg
grenoble guerre.jpg

Deux thèmes du discours de Grenoble : l'étranger (en rouge), l'action et la guerre (en jaune)

Une fois élu président, Sarkozy poursuit ses déclarations de guerre qui, à force de réitération, sont nécessairement durcies, la guerre devenant couramment « sans merci » dans les discours contre les voyous de toute sorte, en particulier le 8 février 2008 (« une guerre sans merci […] à l'endroit des trafics et des trafiquants »), et le 26 mai 2010 (« une guerre sans merci contre la criminalité »). La guerre est par ailleurs étendue à d’autres domaines plus inattendus, comme l’absentéisme scolaire le 29 septembre 2009 (« une guerre sans merci contre le décrochage scolaire »). Le mot « guerre » fait ainsi indiscutablement partie des mots qui structurent les discours de Nicolas Sarkozy et participent à une véritable « rupture linguistique », comme le reconnaît Jean Véronis, linguiste et co-auteur des Mots de Nicolas Sarkozy.

Résister à l’événement

Cette passion politique pour l’événement quotidien et pour l’action immédiate comme réponse, Nicolas Sarkozy n’en est ni l’initiateur, ni le seul exemple. Et c’est justement ce mot de « guerre », utilisé artificiellement comme preuve de volontarisme, qui illustre la banalité du phénomène que subit la France depuis dix ans. Car que signifie une « guerre » contre les voyous, contre les trafiquants, contre les délinquants ? Selon la définition de l’Académie française, une guerre est un « recours aux armes, dans un conflit entre des pays, des nations, des groupes de populations ». Or, les voyous, les trafiquants ou les délinquants ne sont pas une nation opposée à la France ou réclamant une quelconque indépendance, ni un groupe humain constitué et menaçant son intégrité territoriale. L’absentéisme scolaire, encore moins. L’utilisation par Nicolas Sarkozy du mot de « guerre » s'inscrit en réalité dans la droite ligne de son recyclage par George W. Bush à la suite des événements du 11 septembre 2001 : comme le souligne Jacques Derrida dans Le concept du 11 septembre, la réponse politique aux attentats fut axée sur la manipulation de concepts soumis à une véritable déconstruction pratique, à commencer par celui de « guerre »1. Or, de même que Bush fut confronté de ce fait à la difficulté d’identifier l’ennemi auquel la « guerre contre le terrorisme » avait été déclarée, ce qui mena à la recherche désespérée d’une cible ― qui se trouva être l’Irak ―, de même Sarkozy est depuis maintenant plus de huit ans bien en peine de combattre cet ennemi inconnu à qui une guerre inlassable est déclarée. C’est pourquoi, de même que le gouvernement américain inventa de toutes pièces un lien nécessaire entre l’Irak et le 11 septembre, Sarkozy échafaude un système reliant criminalité, immigration, et ciblage d’un groupe humain plus ou moins cohérent, et qui a pour seul mérite d’être identifiable : les Roms.

109109085-5-ans-de-guerre-contre-le-terrorisme.jpg
De fait, la guerre (et toute action pensée comme guerrière, c'est-à-dire ferme, inflexible, ce que prétend incarner Nicolas Sarkozy), posée en tant que réponse à un événement, n’aboutit qu’à inféoder plus encore la politique à celui-ci. L’événement, comme le définit Jacques Derrida, est ce qui échappe à la prévision, « ce qui arrive et en arrivant arrive à me surprendre, à surprendre et à suspendre la compréhension : l’événement, c’est d’abord ce que je ne comprends pas. Mieux, l’événement, c’est d’abord que je ne comprenne pas »2. L’événement résiste donc à la pensée : c’est pourquoi, pour Derrida, le statut de « major event » du 11 septembre peut-être contesté. Il en va naturellement de même et plus aisément encore pour les innombrables « minor events » qui rythment la politique française aujourd’hui. Il n’y a rien dans un fait divers qui résiste à la pensée. En revanche, tout se passe comme si la pensée politique, en France, ne résistait plus à l’événement, si minuscule soit-il. De cette évolution Nicolas Sarkozy n’est qu’un symptôme, et au mieux un artisan. Face aux faits divers, une seule attitude politique alternative se présente. Elle est le refus catégorique, la résistance face à l’événement, en tant qu'il menace la capacité d’invention et de projet.

Notes :
(1) Voir aussi l'entretien du Monde diplomatique : « Qu'est-ce que le terrorisme ? », février 2004.
(2) in Le concept du 11 septembre.

Crédits iconographiques : (1) © 2010 AFP - (2) © Indymedia - (3) et (4) © La Brèche - (5) © 2006 Chapatte/Le Temps.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Labreche 493 partages Voir son profil
Voir son blog

Magazines