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Le régime transitoire de la garde à vue : un janus juridique né entre le marteau conventionnel et l’enclume constitutionnelle (Cass, crim n° 5699 du 19 octobre 2010)

Publié le 21 octobre 2010 par Combatsdh

Contrariété de l’ensemble des régimes de garde à vue au droit au procès équitable avec effet différé en juillet 2011

Par Serge SLAMA et Nicolas HERVIEU

646125_3_5333_le-7-octobre-le-parquet-general-avait.1287645491.jpgPar trois arrêts, très attendus, la chambre criminelle de la Cour de cassation, statuant en formation plénière, a rendu des décisions en demi-teinte. Elle reconnait la violation du droit à un procès équitable du fait de l’absence d’assistance d’effective d’un avocat dès le début de la garde à vue, dans toutes les procédures, y compris pour terrorisme ou criminalité organisée, et pendant les interrogatoires. Cette atteinte est également constituée par le défaut d’information sur le droit de garder le silence. Néanmoins, dans un souci de sécurité juridique et de « bonne administration de la justice », elle ne censure pas les procédures en cours et, comme le Conseil constitutionnel, module les effets temporels de sa décision en décidant que les « règles nouvelles » (sic) prendront effet lors de l’entrée en vigueur de la loi devant modifier le régime de la garde à vue ou, au plus tard, le 1er juillet 2011. Le 7 octobre, l’avocat général avait conclu à la contrariété de l’ensemble des régimes de garde à vue dans la mesure où l’avocat doit pouvoir porter assistance à son client dès le début de celle-ci mais aussi assister à « l’ensemble des actes d’enquête auxquels participe activement le gardé à vue, notamment la confrontation et la reconstitution des faits » (« La conformité de la garde à vue française au droit européen devant la Cour de Cassation », Le Monde avec AFP, 19 octobre 2010).

Dans un premier arrêt (10-82.902), la chambre criminelle mentionne qu’elle a procédé, le 9 juillet 2010, au renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel présentée par ce premier requérant portant sur la conformité des articles 62, 63, 63-4 et 64 du code de procédure pénale aux articles 9 et à l’article 16 de la DDHC. Dans le cadre de procédures pour infractions à la législation sur les stupéfiants, cette garde à vue a duré soixante-cinq heures et a pris fin avant l’expiration du délai de soixante-douze heures à l’issue duquel le gardé à vue aurait pu bénéficier de cette présence. Elle s’est déroulée sans l’assistance d’un avocat ni notification du droit au silence. Les conclusions en annulation des actes accomplis durant cette garde à vue et des actes subséquents, au motif qu’il a été porté atteinte à l’article 6 § 3 de la CEDH, ont été rejetées par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel. Or, le Conseil constitutionnel a déclaré l’article 64 du CPP conforme à la Constitution (Cons. constit,  n° 2010-30/34/35/47/48/49/50 QPC du 06 août 2010, M. Miloud K. et autres) renvoyant à la décision qu’il avait rendue sur ce point le 30 juillet 2010 (v. Cons. Constit. n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 M. Daniel W. et autres ADL du 7 août 2010). Elle estime donc que le grief d’inconstitutionnalité est devenu sans objet. Dans les deux autres arrêts, l’un concernant une garde à vue « normale » pour des faits de complicité de tentative d’assassinat (10-82.306) et l’autre une garde à vue de l’article 63-4 (72 heures) dans une enquête suivie du chef d’infractions la législation sur les stupéfiants (10-85.051), la chambre de l’instruction a prononcé l’annulation des procès-verbaux de garde à vue et des auditions intervenues pendant celle-ci pour contrariété aux exigences de l’article 6 de la CEDH.

Dans les trois cas la Cour de cassation va censurer les décisions d’appel du point de vue du contrôle de conventionnalité. S’agissant de la première décision, d’une grande faiblesse juridique, le juge d’appel s’était notamment borné à relever, pour écarter l’atteinte à l’article 6 § 3 de la Convention, « l’absence, dans la Convention européenne des droits de l’homme, de mention expresse portant obligation d’une assistance concrète et effective par un avocat de la personne gardée à vue dès la première heure de cette mesure et de notification d’un droit de se taire » et « le défaut de condamnation expresse de la France par la Cour européenne des droits de l’homme pour ce motif ». La Cour de cassation censure pour méconnaissance (au double sens du terme pourrait-on dire) de cette disposition. Elle en déduit que, « sauf exceptions justifiées par des raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’espèce, et non à la seule nature du crime ou délit reproché », tout gardé  à vue « doit, dès le début de la garde à vue, être informée de son droit de se taire et bénéficier, sauf renonciation non équivoque, de l’assistance d’un avocat ». Ce faisant la Cour de cassation se réfère implicitement à la décision du Conseil constitutionnel qui mentionnait qu’ «une telle restriction aux droits de la défense est imposée de façon générale, sans considération des circonstances particulières susceptibles de la justifier, pour rassembler ou conserver les preuves ou assurer la protection des personnes » (Cons. Constit. n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, préc., cons. 28). Dans les deux autres décisions, elle donne raison aux juges d’appel qui ont fait  une « exacte application de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme » en jugeant contraire, pour la première, aux exigences du procès équitable « la présence d’un avocat mais non de son assistance dans des conditions lui permettant d’organiser sa défense et de préparer avec lui les interrogatoires auxquels cet avocat (…) » et pour la seconde l’absence d’information sur le droit de garder le silence et « des déclarations faites par le mis en examen, en particulier celles par lesquelles il s’est incriminé lui-même ». Néanmoins, dans les deux cas, la cassation est aussi prononcée « dès lors que les règles [énoncées par ces chambres de l’instruction] ne peuvent s’appliquer immédiatement à une garde à vue conduite dans le respect des dispositions législatives en vigueur lors de sa mise en œuvre, sans porter atteinte au principe de sécurité juridique et à la bonne administration de la justice ».  Ainsi, dans le cadre du contrôle de conventionnalité et sur le fondement de sa propre jurisprudence lui permettant depuis 2004 de moduler les effets dans le temps de ses décisions, la Cour de cassation estime pouvoir donner un effet différé aux « règles » [sic: pohibition des arrêts de règlement] qu’elle énonce en les repoussant à « l’entrée en vigueur de la loi devant, conformément à la décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010, modifier le régime juridique de la garde à vue, ou, au plus tard, le 1er juillet 2011 ». La Cour de cassation suspend donc l’application du bénéfice de droit et liberté constitutionnels pendant une période de 9 mois, sans aucune habilitation constitutionnelle en ce sens (contrairement en Conseil constitutionnel avec l’article 62 de la Constitution).

La solution retenue par la Cour de cassation n’est pas totalement satisfaisante. Certes, la chambre criminelle impose la notification du droit au silence et l’assistance effective d’un avocat pour toutes les gardes à vue - alors que le Conseil constitutionnel avait écarté ces garanties pour les régimes d’exception en l’absence de « changement de circonstances » justifiant un réexamen de sa propre jurisprudence (Cons. Constit. n° 2010-32 QPC du 22 septembre 2010, M. Samir M. et autres ADL du 23 septembre 2010). Or, à l’évidence, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg exige bien de telles garanties pour toutes les gardes à vue (v. Cour EDH, G.C. 27 novembre 2008, Salduz c. Turquie, Req. n° 36391/02 - ADL du 28 novembre 2008; Cour EDH, 2e Sect. 13 octobre 2009, Danayan c. Turquie, Req. n° 7377/03 ; Cour EDH, 2e Sect. 10 novembre 2009, Bolukoç et a. c. Turquie, Req. n° 35392/04 – ADL du 22 novembre 2009 V. aussi la fiche thématique « garde à vue » éditée par le Greffe de la Cour ADL du 30 septembre et la catégorie CPDH “garde à vue“). Dans un communiqué la Cour de cassation mentionne que la chambre criminelle « s’est trouvée face à une situation juridique inédite: une non-conformité à la Convention européenne des droits de l’homme de textes de procédure pénale fréquemment mis en œuvre et par ailleurs en grande partie déclarés inconstitutionnels, dans le cadre du contrôle a posteriori du Conseil constitutionnel, cette déclaration ayant un effet différé dans le temps ». Elle ajoute qu’elle a considéré « que ces arrêts ont aussi pour but de sauvegarder la sécurité juridique, principe nécessairement inhérent au droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Ils assurent enfin la mise en œuvre de l’objectif de valeur constitutionnelle qu’est la bonne administration de la justice, laquelle exige que soit évitée une application erratique, due à l’impréparation, de règles nouvelles de procédure » (Communiqué relatif aux arrêts rendus le 19 octobre 2010).

   Si l’on se place du seul point de vue de l’ordre interne français, la justification de la Cour de cassation n’est pas dénuée de pertinence. Tout d’abord, la technique même de modulation des effets dans le temps de l’application d’une règle nouvelle ou de l’annulation contentieuse est désormais bien connue (v. Civ. 2e , 8 juillet 2004, n° de pourvoi 01-10426), tout comme chez son homologue du Palais Royal (CE, Ass. 11 mai 2004, Société AC !, Req n° 255886  – V. aussi la question des mesures transitoires par voie règlementaire : CE, Ass. 24 mars 2006, Société KPMG et autres, Req. n° 288460). Un tel usage prétorien Quai de L’Horloge n’est donc pas de nature à surprendre outre mesure et la Cour européenne des droits de l’homme n’est d’ailleurs pas insensible à ces considérations temporelles (v. sur la question de revirements de jurisprudence, Cour EDH, 5e Sect. 14 janvier 2010, Atanasovski c. l’ancienne République Yougoslave de Macédoine, Req. n° 36815/03 - ADL du 15 janvier 2010 ; Cour EDH, 18 décembre 2008, 5e Sect. Unédic c. France, Req. n° 20153/04, § 74 - ADL du 3 janvier 2009. Voir la catégorie “sécurité juridique”). Ensuite, il est évident que la décision rendue par le Conseil constitutionnel en juillet dernier pesait lourdement sur la Cour de cassation. A cet égard, il est possible de s’interroger sur le fait de savoir si l’article 62.3 de la Constitution (« Les décisions du Conseil Constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ») imposait aux juges de cassation, au moins pour seules les gardes à vue de droit commun, de suivre la position des juges de la Rue de Montpensier quant au maintien transitoire de la législation inconstitutionnelle et désormais reconnue inconventionnelle. Dans ce cadre, également, une contradiction flagrante entre la solution constitutionnelle et la solution de cassation laisserait de nouveau entrevoir les failles conceptuelles du dogme de la primauté constitutionnelle dans l’ordre interne. Mais sans même avoir à trancher ces questions générales et théoriques, il n’est guère difficile de percevoir, d’un point de vue pratique, combien la situation du régime de garde à vue aurait pu conduire à créer un véritable janus juridique dont le visage apparaitrait pour le moins tourmenté : sur sa face constitutionnelle, un régime irrémédiablement condamné à mort mais en sursis ; sur la face conventionnelle, un régime déjà exécuté.

Mais si l’on se place du point de vue de l’ordre juridique européen – et en particulier conventionnel –, la menace de condamnation strasbourgeoise qui pèse sur ce régime transitoire demeure identique, dès lors que la Cour de cassation a décidé de marcher dans les pas du Conseil constitutionnel. Très récemment, cette menace est d’ailleurs devenue encore plus nette car la Cour européenne des droits de l’homme, par sa première et prévisible condamnation de la France au sujet du régime de la garde à vue, a sanctionné des faits régis par le droit français en vigueur en 1999. A fortiori, donc, tel sera aussi le cas pour les procédures pénales qui se déroulent actuellement sous l’empire d’un droit ainsi maintenu “sous perfusion” et en fin de vie (Cour EDH, 5e Sect. 14 octobre 2010, Brusco c. France, Req. n° 1466/07 – ADL du 14 octobre 2010). Cette contradiction révèle combien la position de la Cour de cassation était difficile, coincée entre la contrainte de conventionnalité et la contrainte de constitutionnalité. Par son profil et ses implications, ce contentieux du régime de la garde à vue n’est pas sans rappeler celui relatif au caractère prioritaire de la QPC qui avait déjà conduit à mettre en lumière la difficile articulation du droit et des procédures internes avec les exigences du droit européen (v.  CJUE, 22 juin 2010, C-188/10  et C-189/10, Aziz Melki et Sélim Abdeli - ADL du 22 juin 2010). Dans les deux cas, les juridictions saisies avaient dû essuyer les plâtres de la nouvelle procédure de QPC qui, bien loin de faire naître des questions sur les relations entre ordre interne et ordres européens, avait surtout exacerbé des problématiques latentes. Or, à l’évidence, et sans même avoir à se prononcer sur les solutions envisageables, il ne fait guère de doute que sans réflexion et règlement d’ensemble, un nouvel épisode contentieux ne manquera pas de surgir.

Rappelons enfin que le 13 octobre le Garde des Sceaux a présenté en conseil des ministres son projet de réforme de la garde à vue, qu’elle a aussi défendu le 15 octobre devant l’Assemblée générale extraordinaire du Conseil National des Barreaux en mentionnant, en réponse aux interpellations du président du CNB sur les « gardes à vue exceptionnelles » que « des situations exceptionnelles exigent le report de la présence de l’avocat, je l’assume et je le revendique » (Discours de Michèle Alliot-Marie, ministre d’Etat, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés). Revendiquera-t-elle les possibles condamnations de la France, au titre de la période transitoire concédée par le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation, pour appliquer une jurisprudence bien établie de la Cour de Strasbourg ?

Complément:

Que faire aujourd’hui pour les personnes placées en garde à vue (et ce jusqu’à juillet 2011 ou, si cela survient avant, jusqu’à la nouvelle législation) ?

Du point de vue de l’ordre interne, aucun juge français n’est aujourd’hui en mesure de ou prédisposé à invalider ce dispositif transitoire. Seule une éventuelle résistance des juges du fond pourrait amener la Cour de cassation, notamment en formation d’Assemblée, à réviser la position de sa chambre criminelle. Mais ceci est hautement hypothétique, notamment à la lueur des fortes contraintes qui ont conditionnées la solution de cette dernière (v. supra)

La seule éventualité est une nouvelle condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (ce qui sera peut-être le cas au sujet des affaires ayant donné lieu aux trois arrêts du 19 octobre). Mais en toute hypothèse, le temps que cela soit jugé par la Cour, qui ne peut selon toutes vraisemblance adopter des mesures provisoires à ce sujet, une telle condamnation n’interviendra certainement … qu’après la fin de cette fameuse période transitoire.

La situation est donc très paradoxale et surtout insatisfaisante, tant pour l’esprit que d’un point de vue pratique : le 27gdeash.1287646248.jpgrégime transitoire est sans nul doute inconventionnel… mais il n’y a aucune voie contentieuse dans l’ordre juridique français qui en permettra la reconnaissance. La sanction de la France ne pourra être qu’a posteriori et donc, les personnes placées en garde à vue jusqu’à juillet 2011 (ou jusqu’à la législation nouvelle) sont en quelque sorte une “génération sacrifiéede plusieurs centaines de milliers de personnes : ils bénéficient d’un droit constitutionnel virtuel faute d’entrée en vigueur immédiate en droit interne et d’un droit conventionnel virtuel faute de voies effectives permettant la contestation immédiate des procédures litigieuses…

Cass, crim n° 5699 du 19 octobre 2010 (10-82.902)

Cass. crim n° 5700 du 19 octobre 2010 (10-82.306)

Cass. crim, n° 5701 du 19 octobre 2010 (10-82.051)

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Actualités droits-libertés du 19 octobre 2010 par Serge SLAMA et Nicolas HERVIEU

Les lettres d’actualité droits-libertés du CREDOF sont protégées par la licence Creative Common

  • Jules, “La garde à vue en état végétatif” , Diner’s room, 19 octobre 2010.
  • Mô, “Cassé”, Maître Mô, 19 octobre 2010.
  • Eolas, “Verbatims“, Journal d’un avocat, le Mardi 19 octobre 2010.
  • Garde à vue: Alliot-Marie relativise”, AFP, 19 octobre 2010 [MAM se prend pour Besson]
  • “La ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie a estimé aujourd’hui que la décision de la Cour de cassation “conforte le nouveau dispositif de la garde à vue de droit commun”inscrit dans le projet de loi réformant cette mesure privative de liberté.

“La Cour de cassation conforte totalement le nouveau dispositif de la garde à vue de droit commun du texte présenté en conseil des ministres”, a réagi la ministre entendue mardi soir par la commission des lois de l’Assemblée nationale.

Elle considère que l’arrêt de la haute juridiction “ne remet pas du tout en cause la logique” du travail de la Chancellerie sur les gardes à vue de droit commun.

  • Franck Johannès, “La Cour de cassation juge la garde à vue non conforme au droit européen”, Le Monde, 20 octobre 2010.

“Me Patrice Spinosi, l’avocat qui a pour la première fois obtenu la condamnation de la France pour une garde à vue (arrêt Brusco, Le Monde du 16 octobre), s’indigne que l’application des décisions soit retardée à 2011. Il a aussitôt saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête invoquant “la méconnaissance du droit effectif d’accès au juge”. “Il y a des gens qui vont être potentiellement condamnés sur la base de pièces dont il est acquis qu’elles ne sont pas conformes aux règles du procès équitable”, proteste l’avocat.”


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