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Article : Icare

Publié le 20 janvier 2005 par Julien Peltier

Dans un futur proche, le Japon est en proie à de multiples attentats suicides perpétrés par des hommes éprouvettes créés génétiquement et disposant de pouvoirs psychiques, qui tentent d’assurer leur survie face à une société dominée par le pouvoir militaire.
Naît alors dans une clinique un enfant ayant le don incroyable de flotter dans l’air et de voler. Très vite repéré par les scientifiques et baptisé Icare, ce dernier est séparé de sa mère et emmené dans un centre d’études. Les années passent et Icare est devenu un beau jeune homme, confiné dans une sorte de serre l’empêchant d’entrevoir le ciel. Totalement ignorant de ses origines, il mène une vie ponctuée par les expériences diverses de ses professeurs, qui voient en lui un fort potentiel militaire. Sa seule véritable attache est Yukiko, une jeune scientifique grâce à laquelle il découvre un sentiment jusqu’alors inconnu pour lui : l’amour. Et c’est justement cet amour qui va conduire Icare à se rebeller contre ses opprimants et l’amener à se battre pour sortir de sa cage d’acier et découvrir le ciel et la liberté.
Imaginé par Moebius, Icare était à l’origine un gigantesque récit qui aurait pu s’installer sur une quinzaine de volumes, retraçant tout le parcours et l’enfance du jeune garçon, son évasion du centre, et sa découverte du monde alentour émaillée de rencontres glauques et oppressantes dans la plus pure lignée des œuvres de science-fiction de son auteur, empreinte de sexualité, de troubles et de chaos. Face à cette première version parvenue à la maison Kodansha, les éditeurs japonais ont décidé de littéralement « filtrer » et assainir l’histoire afin de mieux correspondre à sa ligne éditoriale. Le récit se retrouve ainsi amputé de la plus grande partie de sa substance, qui se résume alors dans la prise de conscience de ses pouvoirs d’Icare, son amour naissant et son désir de s’évader.
Le reste de la trame scénaristique, se basant notamment sur une société placée sous un dictat militaire symbolisé par une femme sadique et lesbienne, peuplée d’êtres créés par la génétique et dotés de pouvoirs psychiques dont l’éradication apparaît pour la société comme la seule forme de dialogue, est très rapidement mis en retrait et éclipsé par le simple récit de l’évasion d’Icare. C’en est d’autant plus frustrant quand on connaît l’imagination et la talent dans ce domaine de Moebius qui a su imposer avec des œuvres comme L’Incal un univers sombre et glauque, empreints de réflexions politiques et psychiques uniques.
Ce formatage et épuration du récit fut de plus accentué par des problèmes d’ordre éditoriaux, puisque le magazine Morning, dans lequel Icare fut publié dès 1997, connut des problèmes de ventes, obligeant les responsables éditoriaux de revoir leur programmation, avec notamment l’arrêt rapide de la plupart des projets avec l’étranger, dont Icare en connut les répercussions.
Pour autant, ranger Icare dans la catégorie des œuvres bâclées seraient trop rapides, et il faut tout le talent d’un maître comme Taniguchi pour sauver ce projet des abîmes. Le dessin du mangaka est en effet à son meilleur niveau dans cet ouvrage. Le trait du père de Quartiers Lointains ou Le Sommet des Dieux explose littéralement dès les premières pages, où le regard du lecteur est capté par des décors somptueux, d’une finesse et d’une richesse rare, mettant en valeur des personnages au chara-design tout en sobriété reconnaissable pour son auteur.
Le découpage de l’histoire offre une immersion progressive dans le récit de jeune homme prenant peu à peu conscience de ses désirs, passant par de larges plans où Icare semble nager dans un océan de tranquillité aux plans plus intimistes mettant en relief l’amour naissant entre les deux personnages. Ponctuée de quelques références charnelles et érotiques, cet union naissante est mise en valeur par un dessin tout en retenu, presque empreint de timidité dans la relation entre les deux personnages, qui va très vite se perdre dans un océan de fureur.
Car le graphisme atteint réellement son apogée dans la seconde partie du récit, où Icare va tenter par tous les moyens de s’évader et sauver son amour sacrifiée, luttant désespérément contre les puissances militaires et technologiques qui le briment. On connaissait Taniguchi maître dans l’art de peindre les émotions et la tranquillité, le voilà artisan de la fureur de ses personnages, grace un découpage dynamique et enivrant, ponctué par des pleines pages de combats absolument somptueuses, empreintes de force et de fureur comme on en avait rarement vues depuis Katsuhiro Otomo et son légendaire Akira.
Au final, Icare est une œuvre singulière dont on sort à la fois frustré et émerveillé. Frustré tout d’abord pour un scénario finalement conventionnel pourtant parsemé de pistes à explorer qui auraient pu le transformer en chef d’œuvre, mais dont les impératifs éditoriaux nippons auront finalement bridé la substance, transformant le récit dantesque initial de Moebius en un one-shot naif à la happy-end formatée. Emerveillé ensuite par un Jiro Taniguchi au sommet de son art, offrant une œuvre au graphisme magnifique dont certaines pages sont de véritables chefs-d’œuvre.
Un jour peut-être ce récit connaîtra la suite qu’il mérite, mais pour ses deux auteurs, il semble que le projet soit définitivement avorté. Un fantasme de plus dans l’esprit des lecteurs est né…
Icare ( イカル)
Scénario : Moebius
Dessins : Jiro Taniguchi
Première publication dans le magazine hebdomadaire Morning en Juillet 1997
Edité en France sous la forme d’une one-shot par l’éditeur Kana, dans la collection Made In
Spiky
Réagissez sur le forum consacré à cette adresse : http://www.clan-takeda.com/forum/viewtopic.php?f=11&t=5185 Dans le petit monde de la bande dessinée franco-belge, le nom de Jean Giraud évoque immédiatement l’auteur de la saga Blueberry. Les connaisseurs sauront pourtant que derrière ce nom se cache le pseudonyme de Moebius, et c’est sous ce pseudonyme que l’auteur aura révolutionné en compagnie de Jodorowsky la science fiction dans la BD avec son personnage de John Difool dans la saga l’Incal. Multipliant les projets dans de nombreux domaines artistiques (il apportera sa contribution au cinéma pour des films tels que Alien, Abyss ou Le 5e Elément), Moebius redécouvre dans le courant des années 1990 un mini-récit élaboré des années plus tôt et laissé à l’abandon : celui d’un enfant ayant le pouvoir de voler. Désireux de remettre ce projet au goût du jour, et ne cachant pas depuis toujours son amour pour le manga et la culture nippone, il entreprend de proposer ce projet à la maison d’édition nippone Kodansha, qui très vite emballée cherche un dessinateur à la hauteur du projet. C’est finalement Jiro Taniguchi qui s’occupera de mettre en image le projet. Et quand le créateur de L’Incal rencontre l’auteur de Quartiers Lointains, c’est comme si les fantasmes les plus fous du monde la bande dessinée était réalisés. Baptisé Icare, ce projet ambitieux ne demandait qu’à prendre son envol, mais les différences culturels et impératifs éditoriaux furent un frein et la cage resta fermée. Le 7e ciel n’était pourtant pas si loin…

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