Xavier de la Porte cite dans un article récent une ethnographe américaine que je ne connaissais pas. Elle travaille sur les réseaux sociaux et dit des choses très intéressantes à propos d'Internet. Xavier de la Porte résume les 4 défis dont l'ethnographe parlerait à propos des TIC :
- La démocratisation : danah boyd tient à dénoncer ce qu’elle considère comme une erreur : le passage d’un modèle fondé sur la distribution à un modèle de l’attention n’est pas, en soi, porteur de démocratie. “Ce n’est pas simplement parce que nous passons à un état où tout le monde peut obtenir l’information que l’attention sera équitablement répartie.” Mais elle tient à dénoncer ce qu’elle considère comme une seconde erreur : ce ne sera pas non plus la méritocratie : “Certains, écrit-elle, penseront immédiatement : “Ah, mais c’est alors une méritocratie. Les gens donneront leur attention à ce qu’il y a de mieux !” C’est là encore une erreur logique. Ce à quoi les gens accordent leur attention dépend d’une série de facteurs qui n’ont rien à voir avec la qualité. Au un niveau très basique, considérons le rôle de la langue. Les gens accordent leur attention à un contenu qui est émis dans leur langue, même s’ils peuvent avoir accès à des contenus dans une multitude de langues. Ce qui signifie que, grâce à la loi du nombre, des contenus en Chinois attireront bientôt un plus grand nombre de visiteurs que des contenus en Anglais, et à plus forte raison en Allemand ou en Hébreu.” Voici pour la question de la démocratisation.
- La stimulation : danah boyd explique que les gens consomment d’abord les contenus qui stimulent, c’est-à-dire qui provoquent une réponse émotionnelle. Ce n’est pas toujours le contenu le “meilleur” ou le plus instructif, mais c’est le contenu qui provoque une réaction. Or, ajoute-t-elle “en soi, ce n’est pas forcément une bonne chose”. danah boyd fait ensuite une analogie qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui n’est pas inintéressante : “Considérons la réaction équivalente dans le champ de la nutrition. Nos corps sont programmés pour consommer de la graisse et des sucres parce qu’ils sont rares dans la nature. Quand nous en avons devant nous, nous avons une propension instinctive à nous en saisir. De la même manière, nous sommes biologiquement programmés à être attentifs à des choses qui stimulent : des contenus qui sont outrés, violents ou sexuels, et des potins qui humiliants, gênants, ou agressifs. Si nous n’y prenons pas garde, nous allons développer un équivalent psychologique de l’obésité. Nous allons nous retrouver à consommer les contenus qui sont le moins bénéfiques pour nous pour la société, simplement parce qu’il est désormais facile d’y avoir accès.” Certes, dit danah boyd, la stimulation créée des connexions cognitives, mais il peut aussi y avoir surplus de stimulation. C’est un effet possible des évolutions qui ont lieu, et il faut compter, selon elle, sur ceux qui vont tenter d’exploiter cette dynamique dans leur propre intérêt, via le ragot dont danah boyd explique en détail comment il constitue un contenu particulièrement stimulant. “Nous devons commencer à nous demander ce que serait l’équilibre, et comment nous pourrions favoriser un environnement qui valorise la consommation de contenus qui bénéficient tout ensemble à l’individu et à la société. Ou, a tout le moins, comment nous pouvons apprendre à ne pas nourrir les trolls.”
- L’homophilie : “Dans un monde de média connecté, explique danah boyd, il est facile d’éviter les points de vue de ceux qui pensent différemment de nous. L’information peut prendre des chemins qui renforcent les divisions de la société et c’est ce qu’elle fait d’ailleurs.” Si au cœur de la philosophie démocratique, il y a le partage de l’information, ajoute danah boyd, sa trop grande segmentation risque de nous priver du socle rhétorique commun nécessaire à son bon fonctionnement. Là, danah boyd détaille : “à l’occasion de mes travaux sur les réseaux sociaux, j’ai été étonnée par ces gens qui croient que tout site internet est fabriqué pour des gens comme eux. J’ai interviewé des gays qui pensaient que Friendster était un site de rencontre pour homosexuels parce qu’ils n’y voyaient que des gays. J’ai interviewé des adolescents qui pensaient que tout le monde sur MySpace était chrétien parce que tous les profils qu’ils voyaient contenaient des citations de la Bible. Nous vivons tous dans notre propre monde, avec des gens qui partagent nos valeurs ; avec les médias connectés, il peut être difficile de voir au-delà de ce que nous sommes en train de regarder.” danah boyd explique qu’il existe néanmoins aujourd’hui un moyen de décentrer, c’est de suivre les trendings topics de Twitter (il s’agit de suivre une conversation autour d’un sujet). Là, explique-t-elle, on peut se trouver confronté à des manières de penser tout autre (elle cite l’exemple d’une conversation sur la diversité culturelle et linguistique commencée en Afrique du Sud autour du hashtag #thingsdarkiessay). Mais conclut-elle tristement sur ce point : “A l’âge des médias connectés, nous devons reconnaître que les réseaux sont homophiles et agir en conséquence. La technologie n’a pas dans son essence de mettre fin aux divisions de la société. Et même, plus souvent qu’à son tour, elle les renforce.”
- Le pouvoir : “Le pouvoir, c’est être capable de commander l’attention, d’influencer l’attention des autres, d’une certaine manière la circulation de l’information. Nous donnons le pouvoir aux gens quand nous leur donnons notre attention.” Or, dans une société en réseau, il y a aussi du pouvoir dans le fait d’être celui qui répand le contenu. “Quand, avec Scott Golder, j’ai examiné les retweets sur Twitter, nous sommes tombés sur une question fascinante. Pour faire court, faut-il créditer l’auteur du contenu ou celui par lequel vous est venue l’information ? Instinctivement, on aurait tendance à penser que l’auteur est celui vers qui va notre reconnaissance. Mais, peu d’idées sont vraiment le produit d’un seul individu. Pourquoi donc ne pas reconnaître le messager qui aide le contenu à s’écouler ? Elle en conclut que nous débarrasser des limites imposées par des canaux de distribution centralisés n’a donc pas correspondu à un transfert du pouvoir vers les créateurs de contenu. On a assisté au contraire, explique-t-elle, à l’émergence d’un nouveau genre de marchand de l’information, des gens qui tirent leur pouvoir d’une position structurelle.