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Un moment rare

Publié le 30 octobre 2010 par Les Lettres Françaises

Un moment rare

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Le théâtre est un art de grande approximation. C’est ce qui le rend passionnant. Et inoubliable lorsque tous les éléments qui constituent une représentation concourent à sa réussite, événement plutôt rare ça va de soi. Ainsi voyons-nous régulièrement, de soir en soir, les mêmes personnes, spectateurs en errance, à la recherche du moment rare qui balaiera d’un coup d’un seul les insupportables soirées qu’ils auront dû subir pour en arriver là.

Sans doute faudra-t-il marquer d’une pierre blanche cette soirée du 17 mars 2009, première représentation publique de La Cerisaie de Tchekhov mise en scène par Alain Françon au Théâtre de la Colline à Paris. Que l’on me pardonne ces précisions d’apothicaire, mais pas une représentation n’équivaut à une autre, et je ne saurai préjuger de ce qui a pu se passer par la suite, encore que… Une première donc, avec le public idoine – pas vraiment un cadeau pour le spectateur lambda et les comédiens –, une première qui est aussi la dernière d’Alain Françon en tant que directeur du Théâtre de la Colline ; il passe dès la saison prochaine le flambeau à Stéphane Braunschweig qui y alla, lui aussi, naguère, d’une mise en scène de La Cerisaie en noir et rouge. Tchekhov, le grand Tchekhov, hante à l’évidence, l’imaginaire des deux metteurs en scène. Ils l’ont monté, et remonté. Car on y revient toujours, et Françon tout particulièrement qui y a été d’Ivanov, la Mouette, de la Cerisaie déjà il y a dix ans, à la Comédie-Française… Il est vraiment en pays de connaissance, chez lui, pourrait-on dire. C’est bien ce qui saute aux yeux de cette nouvelle Cerisaie. Françon est dans son univers, ne lui restait plus qu’à jeter les dés. Il joue gagnant à chaque lancer. Cette histoire d’un adieu à l’enfance, aux douces et nostalgiques années du passé, à un monde révolu disparaissant définitivement dans les oubliettes de l’histoire, n’est-ce pas aussi un peu la sienne propre, lui qui va reprendre ses valises pour poursuivre ses pérégrinations théâtrales ? Il y avait, bien sûr, de tout cela dans la représentation, en sous-jacence, comme une combustion alimentant ce qui se passait sur scène. Et ce qui se passe sur scène est tout simplement admirable. De juste délicatesse, entre rire, larme, fausse et dérisoire agitation. Tout le monde s’accorde sur le même tempo. C’est une Cerisaie crépusculaire qu’il nous est donné à voir. Un crépuscule baigné d’une lumière saisissante découpant les contours de toutes choses et de tous les personnages. Le tourbillon de la vie se déplie d’acte en acte, avec une équipe de fidèles gravitant autour de la personne irradiante de Dominique Valadié, la propriétaire terrienne, avec Didier Sandre, son frère, Jérôme Kircher, bouleversant marchand qui rachète la propriété presque à son corps défendant, d’autres encore comme Pierre-Félix Gravière, Irina Dalle, Julie Pillod ou le très fidèle Guillaume Lévêque. La même et superbe équipe de tous les bons et les mauvais jours. Tous admirables, je l’ai dit et le répète. Et que dire de Jean-Paul Roussillon, vieux laquais oublié dans la maison, qui s’éteindra sans doute avec la lumière déclinante, alors qu’au dehors les coups de hache des arbres que l’on abat résonnent sur un rythme régulier (ponctuations signées Daniel Deshays de retour aux commandes sonores)…

Un moment rare, d’une infinie délicatesse traversée de coups de fouet (la traduction est d’André Markowicz et de Françoise Morvan qui s’y entendent dans le cinglant), qui résulte inconsciemment d’un long parcours de travail dans le même lieu, avec la même équipe. C’est cela aussi la magie du théâtre.

Jean-Pierre Han

Avril 2009 – N° 58



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