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La foire d’Oukaz et la voix poétique des femmes

Publié le 31 octobre 2010 par Gonzo

La foire d’Oukaz et la voix poétique des femmesLes poètes de l’époque venaient y affronter leurs rivaux lors d’épiques joutes oratoires et, selon la tradition, le prophète de l’islam y serait venu lui aussi mais pour prêcher la nouvelle foi : dans l’Arabie ancienne, le marché d’Oukaz (سوق عكاظ), une des principales foires sur la route des caravanes du côté de Taëf, fonctionnait comme une sorte d’Académie arabe avant la lettre. En réunissant des populations en provenance des différentes tribus de la région, elle n’en a pas moins fort probablement contribué à unifier les différents parlers, avant de disparaître au milieu du VIIIe siècle quand l’essor des conquêtes créa de nouvelles conditions économiques, ainsi qu’un vaste mouvement d’arabisation qui allait donner naissance à ce que l’on connaît sous le nom de « culture arabe classique ». Son souvenir est tout de même resté présent dans la langue et, aujourd’hui, l’expression Souk Oukaz reste utilisée pour évoquer, sur le mode des bagarres poétiques de jadis, une sorte de « foire d’empoigne » où s’échangent de multiples points de vue.

Il y a quatre ans de cela, le festival de Souk Oukaz a été officiellement relancé par les autorités locales dans le cadre d’une politique mûrement réfléchie d’incitation au tourisme culturel. A l’image d’autres Etats de la Péninsule, à commencer par les Emirats arabes unis, les Saoudiens misent en effet sur les retombées économiques de ce type d’animations qui ont également pour avantage de s’inscrire dans un imaginaire national prestigieux. Au royaume d’Arabie saoudite, les choses ne sont tout de même pas si simples car, à renouer ainsi avec un événement poétique dont l’existence est antérieure à la révélation coranique, on peut se faire facilement taxer d’incitation au paganisme ! D’ailleurs, la seconde édition, celle de 2008, a donné lieu à une polémique assez violente entre les gardiens (autoproclamés) de la Tradition (avec un grand « T », il s’agit de la Tradition prophétique) et les responsables désireux de faire un peu évoluer les choses.

Pour compliquer encore davantage la situation, les organisateurs du Souk Oukaz doivent désormais faire face à un autre type de contestation, en provenance des milieux libéraux. Aussi moderne soit-il, le festival se déroule en effet en Arabie saoudite et, à ce titre, il reste soumis aux règles qui régissent la présence simultanée de personnes des deux sexes dans les lieux publics. Comme on est entre gens de bonne compagnie, il a bien entendu été prévu que la création poétique féminine soit honorée, mais en fonction des règles de la bienséance locale, et peut-être aussi pas tout à fait à la hauteur de ce qui est réservé aux praticiens du vers arabe.

Cependant, et on a eu maintes fois l’occasion de le signaler dans ces chroniques, les choses bougent dans le monde arabe, et singulièrement en Arabie saoudite, précisément sur le terrain commun de la culture, de l’éducation et de la revendication féministe. Il n’est donc pas exactement surprenant que la dernière édition du Souk Oukaz, qui s’est achevée au début du mois d’octobre, ait donné lieu à une petite bataille des sexes, un temps remportée par le camp de la tradition virile avant que la partie féminine remporte une victoire dont on peut imaginer qu’elle sera suivie de bien d’autres.

Parmi les invitées d’honneur figurait cette année Zineb Laouedj (زينب الأعوج), poétesse algérienne écrivant, depuis 1975, en arabe (classique et dialectal) mais également en français, et qui achève aujourd’hui un long poème intitulé Thrène[1]du lecteur baghdadien (détails pour les arabophones dans un entretien sur le site Fobyaa.com que rédige une Algérienne vivant aux USA). Forte personnalité, Zineb Laouedj était bien décidée à ne pas mettre son féminisme dans sa poche et à occuper la tribune, en principe réservée aux hommes, pour réciter devant l’assemblée de ses collègues des poèmes de sa création. Mal lui en a pris : le « maître de cérémonie » l’a poliment remise à sa place, au sens propre de l’expression, en la priant de rester assise où elle se trouvait.

Pas une voix masculine ne s’est levée parmi les rangs des poètes masculins présents ce jour-là, pourtant nombreux à se spécialiser dans les odes à la femme et autres compositions chantant la révolution poétique, comme le remarque avec humour la poétesse syro-canadienne Jacqueline Salam (جاكلين سلام) dans cet article (en arabe) publié dans Al-Akhbar. Pour autant, les choses n’en sont pas restées là car, quelques jours plus tard, la poétesse saoudienne Badia Kashgari (بديعة كشغري : présentation en anglais : c’est elle que l’on voit en photo en haut de ce billet) a tenté, et cette fois-ci avec succès, le même coup de force (article en arabe). Elle a donc renoué avec une très vieille tradition – car il devait y avoir des poètes femmes à Oukaz autrefois pour rivaliser avec les hommes – , en lisant, depuis la tribune, ses propres œuvres devant une assemblée où se trouvaient des hommes pour l’écouter… (Précisons tout de même que la chose se pratique couramment dans le pays en des circonstances moins officielles, notamment dans les très nombreux clubs littéraires que compte l’Arabie saoudite.)

Et c’est ainsi qu’est tombé l’oukase du festival d’Oukaz contre la poésie féminine ! Petite victoire, sans doute, mais qui s’ajoute à d’autres signes qui vont tous dans le même sens.


[1]Le « thrène » est le nom savant de ce que l’on peut appeler plus simplement un éloge funèbre, un genre classique dans la poésie arabe.

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