Arnarstapi, au bout de la route, est un tout petit port islandais charmant tel qu’on en voit à Terre-Neuve. Une jetée renferme en un court carré quelques bateaux de pêche. Sur la falaise qui la domine, volent et crient une multitude d’oiseaux de mer : mouettes, goélands, sternes, cormorans, fulmars, macareux, eiders… Certains se reposent au bord du vide, le bec sous l’aile, une tache blanche de guano sous les pattes.
Tout cela nidifie dans les creux de falaise en orgues basaltiques qui se précipitent dans la mer, en contrebas. La houle vient s’y briser, laissant une mousse persistante. L’air est vif, odeur saline, le vent excite le vol des oiseaux et leurs piaillements, le crachin nous enduit d’humidité salée et poissonneuse. De vagues relents de guano flottent dans les courants ascendants, venus des nids où les petites boules de duvet attendent, bec levé, la provende adulte. La côte est ici très découpée, en vert, noir et bleu. Nous ne sommes pas seuls, pas mal de touristes s’y promènent, jumelles d’une main et parapluie de l’autre. Pour certains, l’endroit n’est qu’une suite de rocs à piafs ; pour d’autres, des lieux précieux de nidification.
Nous longeons les falaises jusqu’à Hellnar, où la route nous rejoint. Le camion est garé sur le parking, face à trois bikers dont les grosses Harley-Davidson noires viennent d’Italie. Ils casse-croûtent sur le banc de béton, cuir sur le dos et casquette sur la tête, bravant la bruine qui lutte désormais avec le soleil par épisodes. Nous prenons notre pique-nique debout, la table protégée du vent par le camion. Le menu est le même : fromage en tranches, jambon fumé, hareng au curry, saucissons divers, soupe et café.
Le camion poursuit sa route en contournant le Snaeffelsjökull (le glacier du Snaeffels) qui domine la péninsule. Nous longeons une côte basse qui grimpe rapidement, ornée de cascades, avant de redescendre et de laisser la place à des prés à moutons. Ils sont blancs, noirs et beiges, les troupeaux mélangés. Les fermes basses ne sont plus au toit de tourbe comme auparavant, mais en bois et tôle ondulée, peintes en blanc, en noir ou en rouge.
Quelques petits chevaux à longue crinière, typiquement islandais, paissent les enclos. Ils servent aux bergers pour rassembler les moutons, mais aussi aux randonnées à cheval et même à exporter leur viande au Japon. Le cheval islandais est une race jalousement préservée, héritière du haut moyen-âge et contrôlés par l’institut hippique de Holar. Tout cheval sorti d’Islande n’y peut revenir, afin d’éviter la contamination génétique. Sa caractéristique est d’aller à cinq allures différentes, contre quatre pour les autres races. Le cheval islandais pratique en effet une sorte d’intermédiaire entre le trot et le galop appelé tölt (teult) où jamais plus d’un sabot à la fois ne touche le sol.
Nous traversons le bourg charmant d’Olafsvik. Il comprend peu d’habitants mais la panoplie complète, en son centre, des attributs d’une ville : mairie, école, église, piscine, terrain de foot. Le tout est concentré sur quelques centaines de mètres carrés. Les maisons ont des façades colorées pastel de diverses nuances, le 4×4 devant. Les gosses roulent en vélo parmi une circulation réduite et limitée à 30 km/h. Le supermarché-station service vend de tout et sert de lieu de convivialité pour les habitants. Ce bourg, isolé à l’extrémité de sa péninsule, donne une impression de vie entre soi, assez chaleureuse mais consanguine. Tout le monde connaît tout de tout le monde et la liberté individuelle n’en sort pas grandie. Le conformisme doit y régner et l’étranger au pays être regardé avec fascination-répulsion.
Nous n’apercevrons pas le volcan qui surplombe la péninsule, isolé dans ses nuages. C’est que qui est arrivé aux héros de Jules Verne lorsqu’ils ont voulu que le soleil pousse l’ombre d’un des pics sur l’entrée souterraine, selon les indications cryptées de l’alchimiste Arne Saknussem découvertes dans un manuscrit par le professeur d’université de Hambourg Lidenbrock. L’ascension du Snaeffels reste dangereuse, car la plupart du temps dans le brouillard. Et à quoi bon puisque, du sommet, on ne voit rien !
Certes, le paysage est varié, mais la brume constante suscitée par le glacier le rend fantomatique. L’ambiance est propice, dans le crépuscule constant des mois d’hiver, à imaginer des êtres fantastiques. La mythologie scandinave est friande de ces êtres intermédiaires entre les hommes et les dieux ou les démons. Les elfes, popularisés par le film issu d’un auteur irlandais, ‘Le seigneur des anneaux’, sont présents dans les sagas. Ils ressemblent aux hommes mais peuvent rester invisibles ; ils sont en général favorables, mais malicieux si on les provoque. Ce sont probablement des projections des attitudes humaines : ils aident qui s’aide et enfoncent qui récrimine dans le ressentiment. Les elfes sont des humains épurés, plus beaux et plus intelligents, en phase avec la nature dont ils hantent les sources et les forêts. Les trolls sont plutôt difformes et laids, bien que sans parole et très forts. Ils traitent les humains comme ils sont traités mais préfèrent vivre dans les grottes, les montagnes et les falaises à oiseaux. Faut-il voir en ce partage entre beau et laid, fluet et robuste, forêts et grottes, une distinction légendaire entre peuples nouveaux, venus des grandes plaines d’Europe, et les populations archaïques de Neandertal qui ont cohabitées avec elles quelques milliers d’années ?
Les Islandais croient que le glacier du Snaeffels est l’une des sept principales sources d’énergie du globe, issues du centre de la terre. Jules Verne n’a pas écrit pour rien. Mais il avait ce travers de l’écriture romantique : l’enflure. Tout homme grand est un géant, tout vieux un patriarche, tout gamin un ange, tout cheval monté un centaure, toute sentence un universel et autres exagérations à prétentions culturelles. Ainsi des orgues basaltiques d’Arnarstapi, que Jules appelle seulement Stapi au chapitre XIV de son Voyage extraordinaire. Les flûtes noires sculptées par la cristallisation dans la falaise sont pour lui « une suite de colonnes verticales, hautes de trente pieds. Ces fûts droits et d’une proportion pure supportaient une achivolte, faite de colonnes horizontales dont le surplombement formait demi-voûte au-dessus de la mer. » Et d’évoquer aussitôt « les débris d’un temple antique »… Misère du style théâtral, si cher au XIXe siècle français.
Reste que les plages blanches succèdent aux plages noires sur les 90 km de la péninsule, que les roches contrastées s’étagent en couches ou en cheminées, que des fumerolles signalent des sources chaudes tandis que chantent des cascades de loin en loin. Sur tout cela volent 54 espèces d’oiseaux, se faufile le renard arctique et galope le cheval islandais, tandis que nagent au large phoques, rorquals et baleines.