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Inaccessibilité des palais de justice à une avocate: un coup au moral mais ni un préjudice, ni une discrimination indirecte (CE, Ass. 22 octobre 2010, M. Bleitrach)

Publié le 03 novembre 2010 par Combatsdh

Indemnisation du seul préjudice moral d’une avocate handicapée ne pouvant accéder aux tribunaux faute d’aménagements

par Serge Slama

photoimgx.1288549035.jpegDans un arrêt d’Assemblée, le Conseil d’Etat estime la responsabilité de l’Etat engagée, même en l’absence de faute, sur le fondement de la rupture l’égalité devant les charges publiques compte tenu de la charge anomale et spéciale incombant à une avocate en fauteuil roulant ne pouvant accéder aux tribunaux pour y exercer pleinement sa profession. Il n’indemnise néanmoins que le préjudice moral résultant des troubles de toute nature causés par les conditions d’exercice de sa profession. Par ailleurs, il n’estime pas le délai de 10 ans prévu par la législation française pour aménager les bâtiments publics d’ici juillet 2015 contraire à la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail

En l’espèce, la requérante est une avocate au barreau de Béthune, dont le handicap s’est aggravé à la suite d’un accident en 2001, et qui se déplace le plus souvent en fauteuil roulant. Elle rencontre des difficultés sérieuses et récurrentes pour accéder aux palais de justice dans lesquels elle est amenée à plaider, à défaut d’adaptation des bâtiments. C’est pourquoi, elle a demandé réparation à l’Etat des préjudices subis à hauteur de 150 000 euros au titre de dommages et intérêts du fait de la discrimination dont elle fait l’objet du fait de son handicap comme auxiliaire de justice en vertu de l’article 3 de la loi du 31 décembre 1971. Le tribunal administratif de Lille (TA Lille, 4 avril 2005, n°034644, AJDA 2005.807), puis la cour administrative d’appel de Douai (CAA Douai 12 décembre 2006, n°05DA00663, AJDA 2007.436. concl. J. Lepers) ont rejeté ces demandes. C’est donc en cassation, dans sa formation la plus solennelle, que le Conseil d’Etat a tranché cette affaire en donnant très partiellement raison à la requérante.

L’Assemblée censure dans un premier temps l’arrêt de la Cour administrative d’appel qui, sur le terrain de la responsabilité pour faute, qui a commis une erreur de droit en ne recherchant pas si l’Etat en s’abstenant d’engager l’effort d’aménagement des palais de justice « avait fait preuve d’une inaction fautive au regard de l’obligation qui lui incombe de mettre progressivement aux normes d’accessibilité (…) l’ensemble des bâtiments du patrimoine immobilier judiciaire » et, sur le terrain de la responsabilité sans faute, car elle a procédé à une inexacte qualification juridiquenon pas usager mais « auxiliaire du service public de la justice » faisait obstacle à ce que la responsabilité de l’Etat soit engagée à son égard sur le fondement de la rupture de l’égalité devant les charges publiques (v. sur cette question, un arrêt de principe : CE 2 novembre 1956, Biberon, n° 23551, Rec. CE p. 403). Par l’effet dévolutif, le Conseil d’Etat statue donc sur l’ensemble des demandes indemnitaires de la requérante.

Sur le terrain de la responsabilité de l’Etat du fait de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux et européens de la France (CE, Ass., 7 février 2007, Gardedieu,n° 279522), la requérante faisait valoir que le délai de 10 ans prévu par la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 (v. article L. 111-7-3 du code de la construction et de l’habitation et décret du 17 mai 2006 qui fixe la date du 1er janvier 2015) pour assurer la mise en conformité des bâtiments existants recevant du public afin de permettre l’accès et la circulation des personnes handicapées méconnaissait la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 (v. sur la notion d’handicap : CJCE, 11 juillet 2006, Chacon Navas c/ Eurest, affaire C-13/05). L’Assemblée reconnaît certes, par une application combinée des articles 2, 3 et 5 de cette directive et de l’article 3 de la loi du 31 décembre 1971, que même si la directive s’applique principalement aux employeurs, elle est bien applicable en l’espèce «alors même [que l’Etat] n’est pas l’employeur des avocats » car il en résulte aussi « des obligations à l’égard de ces derniers lorsque ceux-ci, qui ont la qualité d’auxiliaire de justice et apportent un concours régulier et indispensable au service public de la justice, exercent une part importante de leur activité professionnelle dans des bâtiments affectés à ce service public ». En particulier, l’Etat est tenu de prendre « des mesures appropriées » destinées à créer, « en fonction des besoins dans une situation concrète, des conditions de travail de nature à permettre aux avocats handicapés d’exercer leur profession, sauf si ces mesures imposent une charge disproportionnée ». Ces mesures doivent inclure, en principe, précise-t-il, « l’accessibilité des locaux de justice, y compris celles des parties non ouvertes au public mais auxquelles les avocats doivent pouvoir accéder pour l’exercice de leurs fonctions ». Ce faisant, le Conseil d’Etat déduit, nous semble-t-il, du droit communautaire et de la législation française des obligations plus exigeantes que l’obligation positive déduite par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 8 de la CEDH dans une récente affaire concernant l’accès d’un justiciable handicapé à la justice, compte tenu notamment des possibilités de représentation (Cour EDH, Dec. 3e Sect. 14 septembre 2010, Alois Farcaş c. Roumanie,§68Req. n° 32596/04: ADL du 04 octobre 2010 (2) et catégorie “handicap”). Mais surtout, en consacrant cette obligation de l’Etat de procéder à des aménagements raisonnables, il confirme, s’agissant des personnes handicapées (v déjà, en application de la loi du 11 février 2005 sur l’obligation de compensation : CE 30 avril 2004, Monnier,254106, aux tables, p. 572 infléchi par CE 14 novembre 2008, Fédération des syndicats généraux de l’Education nationale et de la recherche publique, n° 311312, aux tables, p.778), une certaine permissivité à la notion de discrimination matérielle qui oblige à traiter différemment des personnes dans une situation objectivement différente (les arrêts de principe sont cités dans la feuille verte : CJCE, 17 juillet 1963, République italienne c/ Commission, affaire 13/63 ; CEDH 6 avril 2000, Thlimennos c/ Grèce, n° 34369/97) qu’il rejette par ailleurs radicalement (CE, Ass., 28 mars 1997, Société Baxter et a., n° 179049, Rec. CE p. 114 ; CE 20 avril 2005, Union des familles en Europe, n° 266572, aux tables, p. 710 ; CE, réf., 9 mars 2007, Guiot et Section française de l’observatoire international des prisons, n° 302182, aux tables p. 1086).

Toutefois, en l’occurrence, le Conseil d’Etat estime que l’article L. 111-7-3 du CCH, issu de l’article 41 de la loi du 11 février 2005, « constitue une mesure qui contribue à la mise en œuvre de la directive en ce qu’il met à la charge de l’Etat, nonobstant le fait qu’il n’est pas l’employeur des avocats, l’obligation de rendre accessible aux personnes handicapées la partie ouverte au public des locaux judiciaires ». Pour écarter le moyen de contrariété de la législation française au droit communautaire, il relève aussi que les autorités françaises ont demandé à bénéficier du délai supplémentaire de trois ans à compter du 2 décembre 2003 et que la fixation de ce délai pour réaliser des aménagements nécessaires « n’est (…) par elle-même pas incompatible avec les dispositions de la directive qui, si elles imposaient à la France d’adopter les dispositions législatives et réglementaires nécessaires avant le 2 décembre 2006, permettaient que soit laissé un délai raisonnable pour la réalisation des aménagements nécessaires (…)».Ce délai de 10 ans n’apparaît pas, lui-même, excessif au Conseil d’Etat, eu égard aux exigences de la directive, compte tenu de l’importance du patrimoine immobilier judiciaire, du grand nombre et la diversité des édifices répartis sur l’ensemble du territoire, de l’ancienneté d’une partie de ces bâtiments ou de leur soumission à la réglementation sur les monuments historiques, du volume des engagements financiers nécessaires, énumère-t-il. Ces considérations purement matérielles confirment la réticence du juge administratif d’imposer sur le terrain des droits créances des standards de protection aussi stricts que ceux exigés de l’Etat à propos des droits civils et politiques (v. de manière convergente : Cour EDH, Dec. 2e Sect. 14 mai 2002, Zehnalová et Zehnal c. République tchèque, n° 38621/97 et les travaux du Programme de recherche « Droit des pauvres, pauvres droits ? », ADL du 27 mars 2010).

Sur le terrain de la responsabilité pour faute, le Conseil d’Etat écarte la responsabilité de l’Etat du fait de l’insuffisance des aménagements destinés à améliorer l’accessibilité des locaux judiciaires aux personnes handicapées à mobilité réduite dans le ressort de la cour d’appel de Douai.

  • Pour cela, en premier lieu, il prend en compte le délai de 10 ans qui n’expire que le 1er janvier 2015 mais aussi les efforts consentis par l’Etat qui a engagé depuis « un programme visant à mettre « progressivement » aux normes d’accessibilité l’ensemble des bâtiments judiciaires. En particulier, dans le ressort d’exercice de la requérante, il constate « la réalisation progressive d’opérations spécifiques » comme à Béthune, siège de son barreau et à Lens, où elle a son cabinet, alors que cela demande « un effort financier notable » pour un parc immobilier important, souvent ancien et réparti sur de multiples sites. Ainsi, malgré la lenteur des progrès réalisés, pour le Conseil d’Etat, la requérante n’a pas fait l’objet d’une illégalité fautive compte tenu du fait que les autorités judiciaires se sont « efforcées », au-delà de l’adaptation du seul cadre bâti, de faciliter « dans la mesure du possible »l’accès de la requérante aux lieux d’exercice de sa profession, conformément aux obligations qui leur incombent en vertu des dispositions de l’article 5 de la directive 2000/78, soit en réalisant des aménagements ponctuels, soit en mettant à sa disposition l’aide de personnel d’accueil et de sécurité, soit encore en déplaçant le lieu de l’audience pour lui permettre d’y participer. On constate donc que le Conseil d’Etat consacre en la matière une simple obligation de moyen à charge de l’Etat, caractérisée par la progressivité, et non une obligation de résultats, qui sera peut-être consacrée à l’expiration du délai des 10 ans (v. pour des obligations de résultats : TA Paris, 5 février 2009: AJDA 2009.230 : pour le DALO ; CE 8 avril 2009, M. et Mme Laruelle, 311434, au Rec. CE : pour la scolarisation d’enfants handicapés. Voir aussi sur le droit aux conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile : CE, réf., 13 août 2010, Ministre de l’immigration c/ M…, aux tables, req. n° 342330, AJDA 2010.1559. V. CPDH du 8 septembre 2010).
  • En second lieu, il écarte l’existence d’une discrimination fautive en raison de la « race ou l’origine ethnique » prohibée par l’article 19 de la loi du 30 décembre 2004 (repris par les articles 2 et 4 de la loi du 27 mai 2008), en transposition de la directive 2000/43 du 29 juin 2000 car, selon son analyse, la requérante « n’invoque aucune illégalité ayant un rapport avec des discriminations de cette nature ».
  • En dernier lieu, il estime inopérant le moyen tenant à la violation de l’article 26 du pacte international relatif aux droits civils et politiques en exigeant, une nouvelle fois, que ce principe autonome d’égalité devant la loi sans discrimination fasse l’objet, pour être invocable, d’une application combinée avec un autre droit ou liberté garanti par ce pacte. Or, la requérante n’invoquait « qu’une discrimination indirecte dans l’accès à son travail [sans faire] état d’aucun droit civil ou politique reconnu par le pacte ». Ce faisant l’Assemblée confirme, sans fondement, sa propre jurisprudence (CE, Ass., avis, 15 avr. 1996, Doukouré, n°176399. V. aussi CE, 7 juin 2006, Aides et a., n°285576 ; CE, Sect. 18 juill. 2006, Gisti, no 274664 ; CE, 26 nov. 2007, Association nationale des pupilles… (ANPOGD), n°272704 ) alors même qu’il est acquis qu’elle est contraire au texte même du Pacte et à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme des nations unies (Ibrahima Gueye c/ France, 3 avr. 1989, no 196/1985; Wackenheim c/ France, 27 juillet 2002, no 854/1999).

C’est donc, sur le terrain de la responsabilité sans faute de l’Etat pour rupture de l’égalité devant les charges publiques que l’Assemblée prononce la condamnation de l’Etat. Le Conseil prend soin néanmoins de reconnaître que l’Etat a pu valablement « étaler dans le temps » la réalisation des aménagements raisonnables et ce « pour des motifs légitimes d’intérêt général » (qui ne sont en réalité que financiers). Toutefois, cet étalement dans le temps crée pour la requérante un préjudice car cela a rendu « plus difficile » l’exercice de sa profession « sans que les mesures palliatives prises aient pu atténuer suffisamment les difficultés qu’elle rencontre ».

  • Le Conseil d’Etat n’indemnise donc que le seul préjudice moral « en raison des troubles de toute nature que lui causent les conditions d’exercice de sa profession » qui ont un caractère anormal et spécial eu égard:
    • à la multiplicité des locaux et à la nécessité pour elle, du fait de ses obligations professionnelles, d’accéder à différentes parties de ces bâtiments;
    • Le préjudicie financier lié au transfert de clientèle à ses associés ou d’une perte de clientèle n’est néanmoins pas indemnisé car la requérante n’aurait pas établi le lien de causalité. L’Assemblée estime en effet que même si « elle fait état des sommes exposées au titre de l’assistance d’une tierce personne », un tel préjudice « n’est pas en relation directe avec ses difficultés d’accès aux locaux affectés au service public de la justice ». De telles considérations ne peuvent qu’étonner puisqu’il est flagrant que des clients se détournent d’un avocat qui ne peut matériellement réaliser la plénitude des démarches au Palais. Mais on retrouve là la réticence, déjà décrite précédemment, de tirer pleinement les conséquences des insuffisances de l’Etat sur le terrain économique et social.
    • à la particularité de la fonction de l’avocat tenant à son rôle de représentation vis-à-vis tant de ses clients que des professionnels de la justice ainsi que, lors des audiences publiques, du public;
    • au caractère pénible des situations régulièrement provoquées par ces difficultés d’accès aux palais de justice, que ne pouvaient pas totalement pallier les mesures prises pour y remédier à cette situation ;
    • et, enfin, au nombre d’années pendant lesquelles elle a dû subir cette situation

Elle est indemnisée à hauteur de 20 000 € avec droit aux intérêts au taux légal à compter de sa demande en 2003 et capitalisation au 14 février 2007 (Indemnisation fixée en référence d’affaires dans des domaines similaires: CAA Paris, 11 juillet 2007, Ministre de la santé et des solidarités c/ M. et Mme Haemmerlin, n°06PA01579 et 06PA02793 : 33 000 € pour un refus de scolarisation au titre des préjudices moraux de l’enfant et des parents ; CAA Versailles, 1er décembre 2009, Ministre de la santé et des solidarités c/ M. et Mme Laruelle, n° 09VE01650 : 24 000 € ; CAA Douai, 15 juin 2010, Garde des sceaux et M. Vincent, n°s 09DA00256 et 10DA00006 : 9000 € de préjudice moral pour un détenu en fauteuil roulant dans une prison faisant suite au constat d’atteinte à l’article 3 de la CEDH du fait de l’inadaptation de la détention à son handicap: Cour EDH, 24 octobre 2006, Vincent c/ France, n° 6253/03).
Avant l’audience, Me Bleitrach avait annoncé son intention de ne « rien lâcher » en portant si besoin en était l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme (Handicap: Accessibilité des tribunaux: “L’Etat devrait être exemplaire”, L’Express, 30 septembre 2010). Après l’audience elle a estimé la décision d’Assemblée comme « une bonne leçon pour l’avenir: à partir de 2015, tous les bâtiments accueillants du public devront être accessibles aux personnes à mobilité réduite. Si ce n’est pas le cas, les procédures risquent de se multiplier » (« Handicap. Accessibilité des tribunaux: la victoire de Me Bleitrach », 22 octobre 2010). Même si du point de vue des principes cette décision apparaît comme une reconnaissance symbolique importante, concrètement elle apparaît très largement comme une victoire à la Pyrrhus compte tenu de la faiblesse des obligations réelles pesant dans l’immédiat sur l’Etat en terme d’accessibilité matérielles de tous, travailleurs ou justiciables, à la justice. Mais l’Etat français est d’ores et déjà averti de l’épée de Damoclès pesant sur lui au 1er juillet 2015.

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CE, Ass. 22 octobre 2010, Marianne Bleitrach (n° 301572), au Lebon

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Actualités droits-libertés du 31 octobre 2010 par Serge SLAMA

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