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Obscurité (58)

Publié le 04 novembre 2010 par Feuilly

« Comment çà, plus d’argent ? » demanda Pauline qui avait tout entendu. « Vous savez bien que j’ai dû payer la réparation de la voiture et qu’à la banque il m’a été impossible de retirer quoi que ce soit. Et si je me rends dans une autre banque, il y a de fortes chances pour que la police débarque à nouveau. J’ai donc de l’argent sur mon compte d’épargne, mais c’est comme si je n’en avais pas puisque je n’y ai pas accès. » « Qu’est-ce qu’on va faire alors ? » « En réalité, il me reste soixante-dix euros. Mais le réservoir de la voiture est presque vide et si on veut arriver jusqu’en Italie, il faudra bien garder cet argent pour faire le plein. Sinon, tout est fini.» « Mais comment est-ce qu’on va pouvoir rester sans manger ? » s’inquiéta encore la petite. « On va essayer de dormir quelques heures. Ce sera l’occasion de vérifier la véracité du proverbe « qui dort dîne ». Après on repartira en pleine nuit, pour ne pas attirer l’attention des patrouilles de gendarmerie. Car cette fois, l’alerte générale doit être donnée et à l’heure qu’il est ils sont sûrement tous à nos trousses. Le plus dur, cela va être de passer la vallée du Rhône. Ils vont surveiller les ponts sur le fleuve. » « Comment est-ce qu’on va faire alors ? » demandèrent les deux enfants en même temps. « Je ne sais pas encore très bien. Mais il faut absolument qu’on passe le Rhône. Après, on sera en montagne, on prendra les petites routes et on se dirigera vers l’Italie. »

Ils se réfugièrent donc tous dans la voiture, laquelle constituait désormais leur ultime demeure. Il commençait à faire froid, à ces altitudes, et ils furent tout heureux de se retrouver à l’abri du vent, lequel venait de se lever en tempête. Il faisait complètement noir et il n’y avait pas de lune. On ne voyait aucune étoile non plus. Il était plus que probable que le ciel était couvert et qu’il allait pleuvoir. Leur situation n’était pas brillante. Ils se retrouvaient seuls au monde, sans argent, le ventre vide, avec toutes les forces de police du pays à leurs trousses. Et ils étaient là, dans ce lieu isolé, en pleine nuit et dans le noir total, au milieu de ce qui commençait à ressembler à une tempête. Ils sentaient même la voiture qui bougeait sous les brusques rafales de vent et ce n’était vraiment pas facile de trouver le sommeil dans ces conditions. Ils y parvinrent pourtant mais la nuit fut courte car à trois heures trente le portable de la mère les tira brusquement de leurs rêves agités. Dans leur demi-sommeil, les enfants crurent que quelqu’un appelait mais non, c’était simplement la fonction « réveil » qui avait été programmée.

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On se remit en route. Il pleuvait et malgré les phares on ne voyait pas grand-chose sur cette petite route. Il n’aurait plus manqué que de percuter une nouvelle fois un sanglier ! Mais non, après une petite heure durant laquelle ils roulèrent plein nord, ils vinrent enfin butter sur une départementale. Le massif du mont Lozère était franchi. Ils tournèrent à droite plein est cette fois. La route était encore plus sinueuse que celle qu’ils avaient empruntée la veille pour se rendre au Pont–de-Montvert. Ils longeaient de nouveau une rivière et à un certain moment celle-ci se transforma même en un lac qu’il fallut contourner. On ne distinguait pas grand-chose, cependant, car la pluie avait redoublé. Ils continuèrent en silence. A l’arrière, Pauline s’était de nouveau endormie, bercée par le doux ronronnement du moteur. L’enfant, pour une fois, avait pris place à l’avant, afin de tenter de guider la mère dans ces routes quasi impraticables. A vrai dire, il n’était pas d’une grande utilité car il regardait droit devant lui sans vraiment réaliser ce qui se passait. Il voyait la route défiler sans arrêt, ainsi que les buissons du bas-côté. Il fixait les essuie-glaces avec de grands yeux vides. Il aurait été incapable de dire où ils se trouvaient et il avait surtout envie de dormir. Parfois, un élancement dans le ventre lui rappelait qu’il n’avait pas mangé depuis pas mal de temps.

Après le petit lac, ils roulèrent encore un peu et changèrent subitement de département. La Lozère et les Cévennes étaient derrière eux et ils se retrouvaient en Ardèche. Le jour commençait à se lever et il ne pleuvait plus. En face, dans la vallée, le ciel était même complètement dégagé. Les nuages restaient donc accrochés aux sommets du Massif central et épargnaient la grande plaine rhodanienne vers laquelle ils roulaient maintenant. Le paysage était grandiose. Ils n’en finissaient plus de descendre et en face, ils apercevaient déjà les Alpes, pourtant distantes d’une bonne soixantaine de kilomètres. C’était magnifique ! On aurait dit qu’on venait de déplier une immense carte géographique devant leurs yeux, une de ces cartes qu’on voit habituellement sur les murs des classes d’écoles, avec les plaines en vert, les montagnes moyennes en jaune ou en brun clair et les hautes montagnes en brun foncé. L’enfant repensa à son instituteur et il lui semblait le revoir avec une grande règle à la main, en train de montrer les Cévennes, le couloir rhodanien ou les Préalpes. Or tout cela, il l’avait maintenant sous les yeux en vrai. C’était absolument saisissant.

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Il était presque six heures du matin quand ils traversèrent Les Vans. De là, ils remontèrent vers le nord, car la mère avait une petite idée en tête. Si on les recherchait (et on les recherchait forcément) et si on avait mis des patrouilles en alerte près des ponts du Rhône (et il y en avait certainement), c’est à la hauteur de Florac que la vigilance serait à son maximum. Il fallait donc éviter Pierrelatte, Mondragon ou Bollène. Dès lors, ils remontèrent vers le Vivarais. Ils passèrent par Lablachère, Joyeuse et Aubenas, puis après avoir traversé Privas, ils continuèrent jusqu’à Valence. C’est là, en pleine heure de pointe, vers huit heures trente du matin, qu’ils traversèrent le Rhône sans encombre. Ils en profitèrent même pour faire le plein à une station service. Comme la vaillante petite Peugeot ne consommait pas trop, la mère se retrouva avec quinze euros en poche sur les soixante-dix qu’il lui restait. Elle put donc acheter quelques croissants et du pain à la première boulangerie qui se trouva sur leur route. On prit le petit déjeuner tout en roulant. Mais quel délice ! Jamais croissant n’avait paru aussi bon. Il faut dire que les estomacs commençaient sérieusement à crier famine.

Ils se retrouvèrent bientôt dans les contreforts du Vercors. Le paysage changeait du tout au tout. La route se faufilait maintenant entre des montagnes et on sentait que plus on allait avancer, plus celles-ci allaient devenir imposantes. La mère ne dit rien aux enfants, car elle n’était pas d’humeur à expliquer quoi que ce soit, tendue comme elle était pour tenter d’échapper aux contrôles de police, mais elle pensa à tout ce qui s’était passé ici, autrefois : la guerre, la Résistance, les maquis du Vercors. Elle pensa à tous ces hommes inconnus qui s’étaient battus ici-même il y avait plus de soixante ans et qui avaient tenté d’imposer leur volonté et leur goût de la liberté. Ils avaient refusé d’êtres soumis au pouvoir mis en place par l’occupant allemand et cette capacité qu’ils avaient eue de dire « non » lui plaisait beaucoup. Quelque part, le fait de passer par ces terres chargées d’histoire la réconfortait. Elle y trouvait comme une justification de son propre combat.  Certes celui-ci était plus modeste, mais quelque part il relevait de la même démarche : la volonté de dire « non » et la tentative d’imposer son point de vue malgré les lois iniques mises en place par la société. De plus, ce qu’ils avaient vécu la veille, perdus dans les solitudes du mont Lozère, sans nourriture et sans ressources, lui semblait une expérience digne de celles des Résistants. Oui, mais eux avaient été capables de donner leur vie pour que leurs idées triomphassent. Serait-elle capable d’en faire autant ? Qui sait ? Il lui sembla alors que sa fuite vers l’Italie prenait une dimension autre, quasi historique et cosmique. Ce qu’elle faisait là, toutes les mères du monde l’avaient fait avant elle. Depuis l’Antiquité, des femmes s’étaient dressées pour sauver leurs enfants de la bêtise des hommes ou de l’aveuglement de la nature, pour les sauver des guerres ou des cataclysmes. Et en y réfléchissant bien, on pouvait même remonter bien au-delà de l’Antiquité. Dès la Préhistoire, des femmes avaient lutté contre les dangers qui menaçaient leur progéniture. Elle s’étaient enfuies, s’étaient réfugiées dans des grottes ou avaient parcouru des centaines et des centaines de kilomètres pour mettre leurs enfants à l’abri, pour qu’ils ne périssent pas dans les hivers du Nord, là où la glace s’était mise à tout recouvrir, ou tout simplement pour qu’ils ne fussent pas les victimes d’un clan adverse. Parfois même elles les avaient protégés contre leur propre clan, quand les hommes voulaient les abandonner parce qu’ils étaient trop faibles et qu’ils mettaient en péril la survie du groupe. Alors, il s’était trouvé des femmes pour se révolter et pour mener seules leur combat pour la vie. Et c’est comme cela que l’ humanité avait survécu. Grâce à la volonté de toutes ces femmes. Elle n’était donc plus seule. Ce qu’elle faisait là, avec sa petite Peugeot, c’était ce qu’on avait toujours fait. C’était s’enfuir pour tenter de survivre. Alors, d’avoir raisonné ainsi, elle se sentit plus forte et reprit confiance en elle.  

  

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Vers midi, ils achetèrent un saucisson dans une épicerie à Aspres-sur-Buëch, afin de le manger avec la baguette de ce matin. Ils étaient maintenant dans le département des Hautes-Alpes et tout semblait se dérouler sans encombre.  Même s’il ne leur restait plus que quatre euros en tout et pour tout, le moral revenait et à ce moment-là ils eurent tous la conviction qu’ils allaient s’en sortir. L’Italie ne représentait plus une improbable issue, mais semblait au contraire devenir une réalité palpable. Ils s’en rapprochaient à chaque tour de roue. Une fois passés la frontière, ils se rendraient dans une banque et là, en principe, on ne ferait pas de difficulté pour leur remettre de l’argent puisque le compte d’épargne était bien approvisionné. Le tout était d’arriver sans encombre jusqu’à cette frontière, mais il fallait vivre d’espoir et de l’espoir, ils en avaient maintenant à revendre.

Pourtant, c’est à ce moment précis que la mère commit une erreur tactique dramatique.

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