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La marche lente de la culture d'entreprise internationale

Publié le 04 novembre 2010 par Eric Camel @AgenceAngie

Entretien avec Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS.

Philippe dIribarne
©Artus de Lavilléon (représenté par Nicolas Lévy / Le Joker)

Dans un contexte international, les grandes entreprises doivent trouver le juste équilibre entre valeurs communes et spécificités locales. Philippe d’Iribarne a étudié ce phénomène à partir de l’exemple du groupe Lafarge, et présente son analyse dans l’ouvrage « L’Epreuve des Différences ». Questions ciblées.

Les entreprises mettent de plus en plus en avant leurs valeurs, une culture commune qui leur serait propre, alors que la mondialisation les conduit à se développer dans des pays très différents. N’y-t-il pas là une contradiction ?
Beaucoup d’entreprises veulent effectivement mettre en place une culture d’entreprise qui transcendera les frontières, en promouvant des valeurs qui mettent en scène les rapports avec le personnel, les clients et le monde en général. On comprend très bien qu’une entreprise puisse construire des messages qu’elle voudra faire passer dans l’ensemble des filiales de par le monde. La France est le pays le plus sceptique dans ce domaine, car on estime que l’entreprise n’a pas à nous dicter notre morale. Dans beaucoup de pays au contraire, par exemple en Asie, il y a une grande attente des entreprises. On leur demande un leadership technologique ou économique, mais aussi un leadership moral.
Mais n’y a-t-il pas un risque de mauvaise interprétation à vouloir s’adresser avec les mêmes mots à des populations très différentes ?
Tant que l’on reste à un niveau très général, on peut avoir une communication indépendante des lieux : c’est le cas par exemple quand on parle de dignité du personnel. Dès qu’on passe à la mise en œuvre pratique, il faut en revanche tenir compte des différences, car la conception qu’on a de l’homme et de son rapport à la société varie d’un pays à l’autre. Prenez le terme de l’ « empowerment » venu d’Amérique. Dans le contexte américain, il est clair que le pouvoir appartient à l’entreprise. Ce pouvoir qu’elle possède, elle peut donc choisir de le partager, d’en donner une partie à ses collaborateurs. Dans un contexte français, on estime que l’entreprise ne possède pas le même pouvoir. Les cadres considèrent que leur autorité vient aussi du métier qu’ils exercent. Ils peuvent ainsi faire usage de leur droit d’opposition s’ils estiment (à tort ou à raison) que l’entreprise fait des choses qui ne sont pas correctes. On l’a vu il y a quelque temps chez France Telecom.
Comment alors construire un système de sens qu’une communauté d’individus très différents pourra partager quand ils seront confrontés à des situations similaires ou devront choisir entre plusieurs modes d’action ?
Les réactions ou actions de chaque individu seront fonctions de son interprétation, et de sa bonne compréhension des valeurs qu’il est censé partager. Il faut donc proscrire les traductions littérales de textes ou déclarations venant d’en haut. Quand on confie aux équipes locales le soin de réaliser ces traductions, elles les adaptent automatiquement au contexte local. La traduction est ainsi en accord avec la culture locale, et a du sens pour les gens.
La mondialisation rend également plus délicate la compréhension par le management de ce que veulent les équipes locales ?
Je suis frappé par l’écart entre le mal que se donnent les entreprises pour mieux connaître leurs clients et le peu d’efforts déployés pour connaître leurs personnels. Les entreprises accumulent les enquêtes de marché, les études marketing de manière à adopter leur offre ou la manière de la présenter. Elles ont aujourd’hui beaucoup de chemin à faire pour adapter leur management aux spécificités locales. On semble considérer parfois que le personnel n’a qu’à obéir, à entrer dans le moule. Or, c’est comme le client, on gagne à le séduire.
Le séduire, d’accord, mais on ne séduit pas partout de la même façon ?
C’est vrai, les formes d’adhésion varient selon les cultures. La communication interne doit, comme la publicité ou la communication externe, en tenir compte. La mise en avant de « l’employé du mois », cela fonctionne dans la culture américaine mais moins dans la culture française. Partout on glorifie les qualités de leadership, qui doit être fort et juste, mais ce leadership ne prend pas les mêmes formes d’un pays à l’autre. Dans une usine au Maroc, ce leadership était très moral : le leader montrait l’exemple en donnant l’exemple d’un grand respect des règles communes, il était perçu comme un « saint homme ». En Chine, le leader va montrer l’exemple d’une manière plus concrète : il va aller sur le terrain, et même prendre le tournevis pour montrer qu’il est aux cotés du personnel.
Une entreprise parfaitement internationale, « citoyenne du monde » comme dirait le président de Renault, Nissan Carlos Ghosn,  c’est un mythe alors ?
Les ordres religieux qui ont une longue histoire, les Jésuites, les Dominicains, les Franciscains forment d’assez bons exemples de multinationales intégrées. On reconnaît n’importe où un Jésuite d’un Dominicain. Mais on reconnaît aussi un Jésuite indien d’un Jésuite espagnol.

Cet article est extrait du dernier numéro du Média, le magazine de l'agence Angie, disponible sur simple demande ([email protected]).

Texte : Jean-Léon Vandoorne


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