Les syndicats majoritaires, quand à eux, ont montré par les actes qu'ils servaient le pouvoir en freinant des quatre fers les révoltes aussi spontanées que prudentes d'une majorité de la population.
Et puis, lorsque la loi a été votée, tout ce petit monde a senti que le temps était venu d'enterrer le mouvement... et ils l'ont enterré vivant !
Que s'est-il passé ? Et où en est-on aujourd'hui ? Eléments de réponse à travers un autre prisme de celui des médias de masse.
Par la petite lucarne médiatique
Vous avez comme moi subi les interminables JT qui se sont étendus en de multiples sujets sur les "difficultés" d'un mouvement qui "s'empire" et provoque des files d'attentes aux stations services. Une situation difficile, il est vrai, pour quelques PME qui risquent de devoir licencier ou mettre la clé sous la porte, témoignages à l'appui. De nombreuses autres entreprises, une majorité en vérité, ont poursuivi leur commerce sans entrave majeure. Une bonne partie d'entre elles aurait bien voulu faire grève aussi, mais elles ne le pouvaient pas, bloquées par la concurrence exacerbée qui maintient le monde entier sous tension. Pour autant, nombre de ces "sympathisants" ont trouvé un moyen d'intervenir : ils ont soutenu les grévistes. Les salariés de Grandpuits ont ainsi reçu beaucoup de dons en nourriture et en argent, comme ce couple de marionnettistes, qui ont fait le voyage depuis Paris pour leur amener un chèque de 200 euros, ou ce jeune homme venu en transport en commun avec son gros sac à dos et de quoi dormir sur place, ou encore ces messages de soutien venus du monde entier, Espagne, Allemagne, Mexique ou plus récemment Iran... Toute une dynamique traverse le pays, les individus se parlent et se rencontrent, hors des cadres et des normes habituels. Presque rien dans les médias à ce sujet. La disproportion entre la réalité du terrain et l'image projetée de JT est considérable. Ecoutez ces militantes venues soutenir les grévistes de Grandpuits.
En fait, à travers le choix de leurs sujets et de leurs angles, et par le temps consacré à tel ou tel aspect, les médias se sont essentiellement contentés de reprocher aux grévistes la mise en péril de l'outil de travail. C'est la plus vieille technique du patronat pour tenter de casser les grèves ! C'est la tarte à la crème de la contre-grève employée à l'échelle nationale ! Ce que démontre cette séquence, c'est que les médias de masse ont pris parti. Il n'est pas certain que ce soit totalement conscient. J'exposais ici les rouages de ce système, par ailleurs brillamment mis à nu par Noam Chomsky.
Mais l'entourloupe ne s'arrête pas là, car un autre trompe l'œil se cache dans les conducteurs des JT. Comme cela se produit habituellement, les rédactions qui passent une partie de leur temps à s'écouter et à se copier mutuellement, se sont focalisées sur les raffineries, sur Grandpuits et sur les manifs étudiantes. Elles ont du même coup oublié la multiplicité des actions dont la France est toujours l'objet. La déchetterie d'Ivry sur Seine est toujours en grève, la déchetterie de Saint Ouen l'a rejoint depuis le 3 novembre, le même jour des barrages filtrants ont eu lieue à Lille, un groupe de 50 personnes a bloqué le péage de Saint-Michel de Maurienne proche de l'Italie, une centaine de personnes a bloqué l’entrée de la centrale nucléaire de Cruas-Meysse dans le Drôme, le 4 novembre des syndicalistes ont bloqué un magasin carrefour, 500 personnes ont manifesté à Lyon, une centaine de personne a manifesté devant le siège du MEDEF à Besançon. A Paris on a manifesté le 3 novembre à Neuilly, au siège du Medef et à la fac de Nanterre et malgré ce que disent les médias Grandpuits n'a pas totalement repris le travail. Des étudiants de Censier-Daubenton ont du les rencontrer hier et une délégation du sud de la France a du arriver aujourd'hui.
Le mouvement social n'est pas mort, il a été enterré vivant
La majorité des salariés qui ont décidé de se mettre en grève refusent la réforme des retraites, tout comme ils refusent l'ordre néolibéral qui nous est imposé. La plupart sont assez conscients des ravages du système actuel, à la fois sur la nature, sur les pays pauvres, sur les libertés individuelles, sur la répartition des richesses à toutes les échelles. Depuis le début, la base a toujours réclamé, dans les AG, un appel à la grève interprofessionnelle, c'est à dire à une grève générale, une vraie, maintenue jusqu'à gagner bataille. Mais les directions nationales des grands syndicats n'ont jamais respecté leur mandat et n'ont jamais relayé la volonté de leurs mandants. Elles n'ont pas organisé la convergence, elles n'ont jamais lancé d'appel interprofessionnel et se sont contentées de "journées d'action", c'est à dire de manifestations assez éparses. Concrètement, elles ont diluées, freinées et canalisées la colère de la population. Ecoutez ce manifestant.
Sur plusieurs sites où les salariés occupent leur lieu de travail, comme à la déchetterie d'Ivry sur Seine, il semble que les syndicats aient choisi de fermer les portes de l'entreprise, ce qui a eu pour effet de couper toute communication éventuelle avec des soutiens extérieurs, et d'empêcher les grévistes d'aller à la rencontre les sociétés voisines pour essayer de les rallier au mouvement. De cette façon les syndicats jouent à Ivry le rôle que tenaient les CRS à Grandpuits, lorsqu'ils formaient un cordon d'une cinquantaine de mètres de rayon autour de l'entrée pour tenter de séparer les grévistes du reste de la population.
Autre exemple, lorsque l'usine de Grandpuits a été réquisitionnée, les centrales syndicales ont protesté contre cet ordre à la télévision, mais elles ont oublié de dire l'essentiel : l'usine ne pouvait pas repartir, même avec vingt salariés réquisitionnés. Six cents camions ont vidés les cuves pendant 48 heures, c'est tout ce qu'il était possible de faire. Si les syndicats avaient rempli leur rôle de contre-pouvoir, ils auraient informé le pays que ce coup d'éclat du gouvernement ne diminuait en rien le mouvement, puisque le blocage pouvait se poursuivre à l'identique. Or le silence total des médias, des syndicats et évidemment du gouvernement à ce sujet offre la preuve sinon d'un arrangement, au moins d'un intérêt commun. Et le coup de comm' a porté ses fruits puisque c'est à partir de ce moment là que le mouvement a commencé, selon les médias, à perdre de sa force. A chaque JT on a pu entendre que la fin du mouvement approchait, vivement le "retour à la normale".
Jouant la même partition, l'UNEF qui s'est beaucoup exprimé dans les médias au nom des étudiants refuse de relayer sa base, et préfère éviter le rapport de force. La CGT et la CFDT déclarent à l'échelle nationale que le mouvement va se poursuivre "par des voies démocratiques". Traduisez "on arrête le mouvement" et "les grévistes qui essaient de bloquer l'économie sont des hors-la-loi". Avec ce genre de syndicats l'Elysée peut dormir tranquille. Enfin, le sommet de la trahison a sans doute été atteint lorsque François Chérèque a joué en direct sur France 2 un duo langoureux avec Laurence Parisot.
Sur l'échiquier politique, les syndicats jouent leur influence, en même temps que la position de la gauche pour 2012, à laquelle ils servent de rabatteur. C'est pour cette raison qu'ils craignent un retournement de l'opinion qui signifierait la perte de sympathie capitalisée depuis trois semaines. Leur rôle de frein canalisant sert les intérêts de la gauche et la droite, qui voient d'un mauvais œil une classe salariée prendre en main son propre destin. Les uns et les autres se positionnent pour 2012. Les premiers joueront l'air éculé du changement en capitalisant sur le mécontentement populaire (qu'il s'agit de conserver en l'état - le peuple ne doit pas obtenir satisfaction) tandis que les second entonneront en cœur le chant du réformateur inflexible et victorieux. Et même pas un petit solo pour la population réelle qui pour l'heure se moque crument de 2012.
Et il bouge encore
C'est en réaction à cette mascarade, et en soutien aux grévistes et à tous ceux qui agissent, qu'un autre phénomène a éclot en France depuis environ un mois. Un peu partout sur le territoire, on voit se multiplier des "AG interpro". Il s'agit en général d'individus qui tentent d'organiser la convergence du mouvement social en marge des organisations syndicales. Ces "Assemblées Générales Interprofessionnelles" sont ouvertes à tous, sans distinction de classe, de branche, de statut ou d'opinion. Aucune structure ne tient les rennes de ces forums citoyens, qui se sont organisés spontanément après que les syndicats aient trahis leur base. J'ai assisté à la dernière AG intrepro Ile-de-France à la Bourse du travail, lancée notamment sur l'initiative de cheminots de la gare de l'Est. Deux mouvements s'opposent en surface bien qu'ils soient au fond complémentaires. Une partie des participants réclame avant tout de l'action pour soutenir le mouvement en cours, tandis qu'une autre partie insiste sur l'importance de poser les bases d'un mouvement populaire appelé à se construire et à se structurer sur le moyen terme. Il y a un côté foutoir plutôt rassurant, on sent que l'initiative n'est pas pilotée et que ceux qui mènent le mouvement sont sincères. Une jeune femme co-organisatrice me confiait la situation du mouvement.
Quelle est notre identité ? On ne sait pas, ce n'est pas défini ! Comment nous présenter, comment communiquer ? Pour l'instant tout est à construire.Une AG des AG a été proposée par l'AG de Tours pour samedi prochain. Il s'agit donc d'une proposition de coordination à l'échelle nationale.
Quelque chose se passe dans notre pays actuellement. Le silence des médias est un indicateur assez fiable que ce mouvement se développe hors des calculs politiques.
A bientôt avec des images, j'irai aux prochaines AG avec ma caméra.