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Les livres ne sont pas des cercueils

Publié le 09 novembre 2010 par Les Lettres Françaises

Les livres ne sont pas des cercueils

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Le nom de Bourgeade est si agréable à prononcer ! Pierre Bourgeade, avec le prestige évangélique du « Pierre, tu es Pierre » : j’y pensais en écoutant un prêtre ânonner les lieux communs de rigueur devant son cercueil dans une église d’où, à la sortie, on apercevait un lieu que Pierre affectionna davantage que ladite église : la brasserie Lipp. C’est là que je l’ai vu le plus souvent. J’ai très peu d’amis écrivains, j’en ai un de moins (une déclaration bien égoïste). En apprenant sa mort (une notice nécrologique dans le Monde), je découvris qu’il avait quinze ans de plus que moi alors que je nous croyais du même âge : son rire m’en persuadait. Je ne sais plus comment je sais que Jean Racine est de la famille Bourgeade. Ce n’est pas lui qui me l’a dit. Aurait-il préféré descendre de Sade ? Ce n’est pas sûr. Racine, c’est quand même plus chic. On le complimenta en écrivant qu’il perpétuait l’esprit d’André Breton et de Georges Bataille. C’est paresseux de dire ça. Bourgeade a écrit une oeuvre qui n’appartient qu’à lui. « L’écrivain érotise le monde », a-t-il affirmé.

J’ai assisté à ses funérailles, à l’église Saint-Germain-des-Prés. Je pensais à cette page     « du même auteur » dont on affuble nos livres. Tous ces titres, témoins des efforts incroyables qu’il faut faire pour aboutir à des paragraphes publiables. Les titres de Bourgeade : la Rose rose, New York Party, ces livres qui nous firent nous rencontrer. Nous avions décidé tacitement et une fois pour toutes que nous étions deux bons prosateurs et que nous n’allions pas perdre notre temps à nous complimenter. On se retrouvait (chez Lipp, donc) et on commentait ce qu’il est convenu d’appeler

l’actualité. Nous étions davantage complices que confrères. Quels éclats de rire lorsque nous découvrîmes que Françoise Verny, arrivée chez Gallimard, nous faisait miroiter à l’un et à l’autre le même prix Goncourt que nous n’avons pas obtenu (années quatre-vingt). Pour qui nous prenait-elle ?

L’écrivain considérable que fut Pierre Bourgeade va exister sans le secours de son charme personnel. Il n’a pas eu l’importance immédiate que lui refusèrent des critiques peu perspicaces. Je parie sur ses derniers livres, Ramatuelle, Warum, et j’ai hâte de lire ceux que je n’ai pas lus. La voix, ça ne trompe pas. Il avait une voix aussi agréable à entendre que l’était son nom de famille. Et cette voix devenait des phrases, des paragraphes, une oeuvre. Entre deux interviews par téléphone où je suis contraint de parler de moi, je me sens un peu meilleur en me recueillant pour penser au facétieux et profond, au sentimental et à l’érotique élégant que fut et que reste l’écrivain

Pierre Bourgeade. Tout à l’heure, je prends un avion pour Hongkong : j’aurais aimé le lui dire. On aurait parlé Chine et femmes et Van Gulik et politique. Depuis sa mort, j’ai offert quelques-uns de ses livres à des personnes que je chéris : les livres ne sont pas des cercueils.

François Weyergans, de l’Académie française

Avril 2009 – N° 58



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