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Mariage religieux / mariage civil : droits sociaux possiblement différents (Cour EDH, G.C. 2 novembre 2010, Şerife c. Turquie)

Publié le 10 novembre 2010 par Combatsdh

Absence d'un droit à la reconnaissance des mariages religieux et prestations sociales réservées aux couples mariés civilement

par Nicolas Hervieu

Mariage religieux / mariage civil :  droits sociaux possiblement différents (Cour EDH, G.C. 2 novembre 2010, Şerife c. Turquie)La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme a confirmé à l'unanimité la solution rendue initialement à une très courte majorité (quatre voix contre trois) par une formation de chambre ( Req. n° 3976/05 - ADL du 21 janvier 2009 et CPDH 22 janvier 2009). Saisie de cette affaire par renvoi (Art. 43), la formation strasbourgeoise solennelle devait examiner la situation d'une femme turque liée par un mariage religieux (" imam nikah" - V. § 36-37) à un homme avec qui elle eut six enfants. Au décès de celui-ci, elle a demandé à bénéficier des avantages sociaux accordés aux conjoints survivants (pension de retraite et couverture médicale) mais la caisse de retraite puis le " tribunal du travail " ont refusé d'y faire droit au motif que le couple n'était pas marié civilement. Un tribunal de grande instance avait d'ailleurs auparavant refusé de reconnaître ledit mariage comme valablement constitué au regard de la législation turque.

Bien que confirmatif de l'arrêt de chambre puisqu'est maintenu " Cour EDH, 1 (Art. 14 combiné à l'Art. 1" Cour EDH, 1un " " même si ce motif " v. la critique assez vive du juge Kovler dans son opinion concordante où il fustige " le refus de condamnation de la Turquie, la position adoptée par la Grande Chambre présente de nombreux apports supplémentaires et semble plus rigoureusement fondée. Ainsi, tenant semble-t-il compte des critiques de l'opinion dissidente sous l'arrêt de chambre et maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause " (§ 52 - v. e Sect. 10 juin 2010, Schwizgebel c. Suisse, Req. n o 25762/07 - ADL du 10 juin 2010), la Cour décide d'aborder le contentieux essentiellement sous l'angle de la discrimination dans la jouissance du droit au respect de ses biens er du Protocole n° 1). La formation de chambre, quant à elle, n'avait appréhendé l'affaire que sous le seul angle du droit au respect de la vie familiale (Art. 8) pris isolément. Sur le premier terrain, la Cour commence par rappeler classiquement que si l'article 1 du Protocole n° 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu'un Etat décide de créer un régime de prestations il doit le faire d'une manière compatible avec l'article 14 " (§ 58 - Resp. Req. n° e Sect. 28 octobre 2010, Saidoun c. Grèce et Fawsie c. Grèce 40083/07 et 40080/07 - ADL du 29 octobre 2010). Puisque se trouvait en cause intérêt patrimonial " (les " droits à la pension de retraite et à la sécurité sociale de son défunt conjoint " - § 56 à 58), l'article 1er du Protocole n°1 et, par conséquent, l'article 14 sont bien applicables à l'espèce (§ 59). Suivant sa démarche habituelle d'examen au fond des allégations de discrimination (§ 67-69), la Grande Chambre admet tout d'abord quela nature - civile ou religieuse - d'un mariage peut être à l'origine d'une discrimination prohibée par l'article 14 " (§ 76 et 80) ne figur[e] pas en tant que telle dans la liste des motifs possibles de discrimination visés à l'article 14 " (§ 78) car cette liste n'est pas limitative (v. , Req. n° 7205/07) - ADL du 27 juillet 2010). Puis les juges estiment que la législation turque, en " institu[antles jugements de la Cour sur le mariage en vertu du droit islamique " ainsi que, dans une argumentation très relativiste, l' " activisme idéologique " et les " positions "eurocentristes" " de la Cour). ] le mariage civil monogamique obligatoire à célébrer préalablement à toute union religieuse ", " entendait mettre un terme à une tradition du mariage qui place la femme dans une situation nettement désavantageuse, voire dans une situation de dépendance et d'infériorité, par rapport à l'homme" et poursuivait donc un but légitime (§ 81-82 - sur l'histoire de cette législation, v. 38-39 et Une telle " légitimité " de ce but a sans nul doute pesé dans le stade ultime de raisonnement qui s'est soldé par un rejet du grief.

En effet, pour juger que la" Cour EDH, Dec. 5e Sect. 31 août 2010, " différence de traitement fondée sur la nature du mariage n'est pas ici disproportionnée (§ 87), la Grande Chambre se borne surtout à distinguer la situation d'espèce de celle qui a donnée lieu à autre arrêt intervenu plus récemment (Req. n° 49151/07 -ADL du 9 décembre 2009). A la différence de cette dernière affaire où une femme pouvait, à l'aune de la législation espagnole, croire de bonne foi en la validité de son mariage traditionnel (§ 85), la requérante ne pouvait, elle, se prévaloir d'aucune " espérance légitime de pouvoir bénéficier des droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale au titre de son concubin " puisque la législation turque refuse clairement d'accorder ces droits à des couples non mariés (§ 86). En refusant de constater ici une discrimination dans la jouissance du droit au respect de ses biens (§ 88), la Cour exclut donc implicitement de consacrer un véritable droit à la reconnaissance des mariages religieux (pour une analyse similaire, v.ADL du 9 décembre 2009). Cette déduction est explicitement confirmée sur le second terrain contentieux. Examinant le grief tiré du droit au respect de la vie familiale, la Cour confirme aisément qu'existait bien en l'espèce une vie familiale " (§ 97-98) nonobstant l'absence de mariage (§ 93-96 - v. Valérie Gas et Nathalie Dubois , Req. n° 25951/07 - ADL du 16 septembre 2010) et peut donc se prononcer au fond sur cette allégation de violation. A ce dernier stade, les juges strasbourgeois refusent d'admettre qu'il existait ici une telle violation puisque non seulement la requérante a choisi librement de ne pas se marier civilement et qu'au surplus ce choix ne l'a pas empêché de " vivre en famille paisiblement " (§ 101). Plus clairement encore, il est souligné que l'article 8 ne saurait s'interpréter comme imposant à l'Etat l'obligation de reconnaître le mariage religieux" et que ce texte " n'impose pas à l'Etat d'instaurer un régime spécial pour une catégorie particulière de couples non mariés " (§ 102 - en ce sens, v. , Req. n° 30141/04 - ADL du 24 juin 2010. Voir catégorie "article 14 CEDH" ). Dès lors, la Turquie n'est pas non plus condamnée sur le terrain du droit au respect de la vie familiale (§ 103).

Sans être vraiment novateur, le présent arrêt de Grande Chambre est surtout même si dans son opinion concordante le juge Rozakis regrette, à fort juste titre, que la Cour n'ait pas explicitement posé le problème en ces termes et ait choisi à la place de se concentrer sur la distinction " Cour EDH, G.C. 29 avril 2008, Cour EDH, Dec. 5 source de clarifications, à la différence de l'arrêt de Chambre qui, en évitant la question de la discrimination, avait laissé la place à diverses incertitudes. Sont ainsi mieux explicités les motifs et conditions de différence de traitement entre " la vie commune stable hors mariage et le mariage lui-même " ( mariage religieux " et " mariage civil "). En effet, en choisissant comme grille d'analyse l'interdiction de la discrimination, la Cour a rappelé ici, et premièrement, que " la protection du mariage constitue en principe une raison importante et légitime pouvant justifier une différence de traitement entre couples mariés et couples non mariés " (§ 72 - " Burden c. Royaume-Uni, Req. n° sur le terrain de l'article 12 ", v. 13378/05, § 63 - ). Mais, cette position n'est ni définitivement figée, ni nécessairement absolue car elle est fonction de la large marge d'appréciation reconnue aux Etats et des raisons qui justifie une telle marge. Tout d'abord, cette dernière existe dans " deuxièmement, le raisonnement tenu au regard du principe de non-discrimination permet de comprendre que les domaines [...] où de profondes divergences d'opinion peuvent raisonnablement régner dans un Etat démocratique " (§ 100) de sorte qu' une évolution concordante des législations en Europe (v. " droit comparé " § 41-44) peut conduire à un renversement de position (pour une approche similaire, v. le mariage homosexuel : , préc. - V. aussi l'opinion concordante du juge Rozakis : " Néanmoins, compte tenu des nouvelles réalités sociales qui se dessinent peu à peu dans l'Europe d'aujourd'hui, se manifestant par un accroissement progressif du nombre de relations stables hors mariage et remplaçant l'institution traditionnelle du mariage sans nécessairement saper la structure de la vie familiale, je me demande si la Cour ne devrait pas commencer à revoir sa position quant à la distinction justifiable qu'elle admet dans certains domaines entre le mariage, d'un côté, et d'autres formes de vie familiale, de l'autre, même lorsqu'il s'agit de droits de sécurité sociale et de droits analogues. "). Ensuite, la marge d'appréciation dont dispose l'Etat pour traiter différemment couples mariés et couples non mariés présente une portée variable selon les sujets en cause. Si elle est " plus ample [lors]qu'il s'agit pour l'Etat de prendre des mesures d'ordre général en matière fiscale, économique ou sociale [par exemple en matière d'imposition, de pension et de sécurité sociale], lesquelles sont intimement liées aux ressources financières de l'Etat " (§ 70), il n'est pas tout à fait sûr qu'il en soit de même à propos d'autres questions. En particulier, dans le prolongement de jurisprudences passées mais aussi récentes (v. ainsi , Req n° 22028/04 -ADL du 5 décembre 2010 ; indirectement e Sect. 31 août 2010, Valérie Gas et Nathalie Dubois , préc.) la conventionalité des différences de traitement entre couples mariés et couples non mariés s'agissant de l'exercice des droits parentaux apparait beaucoup moins assurée et solide.

Actualités droits-libertés du 3 novembre 2010 par Nicolas HERVIEU

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