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Tout un volcan vocalisé

Publié le 11 novembre 2010 par Les Lettres Françaises

Tout un volcan vocalisé

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En a-t-il fait du bruit, le sonnet des voyelles ! On y a vu de l’alchimie, le premier dérèglement des sens, le pont-aux-ânes des synesthésies, du clavecin oculaire, de la science physique et de l’occultisme, du Newton et du Swedenborg, avant de penser aux alphabets colorés de l’enfance, aux songes puérils où se mêlent signes à apprendre et corps bientôt à déchiffrer, comme on accrocherait aux membres ouverts des voyelles la couleur des chairs… Lorsque Jean Ristat s’en empare, faisant des A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert le creuset formel d’un d’une tragi-comédie poétique en cinq actes – un par voyelle, en remettant dans l’ordre le O et le U intervertis par Rimbaud – ce n’est plus seulement de l’encre qu’il en extrait, mais dans l’amoureuse rêverie sur les lettres, leur dessin, leur texture, ce sont toutes sortes de solides et de liquides qui fusent : lave du Stromboli et salive des soirs, humeur vitrée, larmes et sperme de mauvais anges, « tourneurs et/ Fraiseurs aux mains baguées de cambouis », sous « l’eau framboisée de la nue ». C’est, enfin et surtout, le sang du poète qui jaillit, surgi d’un cœur malmené, d’un cœur cousu puis décousu qui palpite, et qui fait passer du jeu linguistique au je lyrique, de l’amour des lettres à la lettre d’amour.

Chaque acte procède d’abord, sous le titre « Entrées », à un travail du rêve sur la lettre, depuis « l’A aux ailes de corbeau repliées » jusqu’à « L’U/ Bras levés à la mosquée pour la prière », où le fantasme donne lieu à une prodigieuse virtuosité érotique, sorte de Kama-Sutra des voyelles entre le I phallique, et l’O « comme/ Un serpent qui se mord la queue». Sur le rythme de l’alexandrin à pied bot, cette orfèvrerie délectable tend délibérément à la prouesse, dont le poète est premier à jouer et à jouir : « Ici le rital en ristat s’attriste à/ La moquerie et ferraille comme un rasta/ Tatoué tâte enfin rassis après la rixe ». L’apparent  détour, entre le « O » et le « U », par un « Intermède d’après Jules Verne » (« Voyage au centre de la terre ») ne surprend plus si l’on y prête garde : l’aventure dans le roman commençait en effet par un travail sur un cryptogramme ; il fallait pour  explorer le cœur de la planète (ici, le centre des corps aussi bien, la descente des personnages dans les entrailles volcaniques relevant de toutes les pénétrations) parvenir à déchiffrer un message en manipulant les graphèmes embrouillés d’un code secret. Nul n’est poète qui n’a rêvé la langue, le velours mystérieux de l’alphabet à la lèvre.

Mais l’énergie de l’imaginaire qui fait de ce « théâtre du ciel » un descendant de la scène espagnole autant que des illuminations rimbaldiennes pour le caractère inépuisable des métaphores et métamorphoses, ne se satisfait pas de ce seul plaisir. La profusion des vers, et des vers les plus beaux laisse chez le plus grand baroque des contemporains surgir d’un coup le néant dès que la mer « avale la langue », dès que la splendeur de la parole s’éteint dans un silence qui vient couper « Les cordes de la lyre ». Il faudrait faire ainsi une étude des ciels de Jean Ristat, fabuleux peintre de trompe-l’œil : « Le ciel en bâillant laisse passer la lune entre/ Ses babines blêmes et pendantes » ; « La nue est un lattis recouvert de couenne et/ Sent le cochon brûlé » ; « O moissons du couchant corbeilles de rubis ». A chaque tableau, apparaît, sous et sans nul doute par la profusion des images, quelque chose d’une déchirure, la réalité d’une authentique tragédie. De scènes et scènes et de songes en songes, le plateau ne se construit, les voix ne se dédoublent que pour s’affaisser, d’un coup s’effondrer, laissant voir, à travers l’abondance des cintres et des décors, sous le scintillement ébouriffant des vers, une parole d’autant plus émouvante qu’arrachée aux velours et aux masques. Alors l’auteur parle en première personne. C’est le malheur du couple jouant entre Rimbaud et le « Pauvre Lelian habité par un fantôme » ; c’est le malheur des temps où « le noir n’est jamais assez noir pour l’étoile/ Qui désire la nuit » ; c’est l’atroce beauté d’une « contemplation de l’abîme » par la démesure même du théâtre qui, le recouvrant, le découvre. « Il y a simplement des jours sans couleurs les yeux/ Vous tombent comme des châtaignes déjà mûres » ; « O la douleur de vieillir /Dans mes mains le cheval désarçonné d’un dieu » : il faudrait ici citer la totalité des scènes 12 et 13 d’ « E blanc » pour donner à entendre le cri déchiré parmi les pierreries enluminées des voyelles, pour saisir combien nul ne sait, comme Jean Ristat, combiner ostentation formelle et intensité lyrique, construction textuelle et, comme une gifle de vent dans un échafaudage, le passage cinglant, bouleversant du chant.

Olivier Barbarant

Mai 2009

Jean RistatLe Théâtre du ciel – Une lecture de Rimbaud, Gallimard, 2009


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