Lecture et préjugés

À l’instar de l’orgueilleux Mr Darcy, le lecteur n’est pas à l’abri des préjugés. En effet, il arrive au bibliovore, créature faillible et mortelle comme les autres, de tourner les talons devant une couverture peu avenante, un auteur qui ne lui revient pas ou un sujet jugé peu sexy. Loin de moi l’idée de jeter une quelconque pierre : je fais partie du bataillon. Ainsi, j’ai longtemps boudé Jane Austen et Virginia Woolf, craignant un excès de rose pour la première et une overdose de noir pour la seconde. Que j’étais malavisée de croire ça…

Orgueils et Préjugés de Jane Austen

Occupons nous tout d’abord de Miss Austen. Non, ses romans ne peuvent pas se résumer à de frivoles papotages ou de mièvres histoires de mariage. Son art romanesque, sa clairvoyance et sa subtile ironie ne méritent en aucun cas un tel jugement. Virginia Woolf, aussi bonne critique qu’écrivain, résume en quelques lignes le génie de Jane Austen : « En vérité, on trouve dans cette histoire inachevée, somme toute de second ordre, tous les éléments qui font la grandeur de Jane Austen. Elle possède cette qualité permanente qui fait l’œuvre littéraire. Si l’on enlève l’animation superficielle, la ressemblance avec la vie, il reste, ce qui nous procure un plaisir plus profond, un discernement subtil des valeurs humaines. Si l’on chasse cela aussi de son esprit, on peut s’attarder avec une extrême satisfaction sur un art plus abstrait ; dans la scène du bal, cet art procure des émotions si variées, dose les différentes parties de telle façon, qu’il est possible de goûter la scène comme un poème, pour elle-même, et non comme un chaînon qui entraîne l’histoire dans telle ou telle direction. » (extrait de The Common Reader repris dans l’édition poche d’Orgueil et préjugés, coll. 10/18) Il n’a fallu qu’un roman, Northanger Abbey, pour me convaincre. Orgueil et préjugés puis Persuasion n’ont fait que confirmer et approfondir ma dilection. Malheureusement, le lecteur ne dispose que de peu d’écrits originaux pour satisfaire sa janeite aiguë.

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Les nombreux mondes de Jane Austen

Heureusement, plusieurs biographies lui permettent de prolonger le plaisir. Les nombreux mondes de Jane Austen donnent un bon aperçu du contexte historique, économique et social dans lequel a vécu la romancière. Toutefois, l’auteur a eu l’idée saugrenue de mêler réalité historique et fiction : les personnages de papier créés par Miss Austen font irruption dans sa propre vie, ce qui ne fait que brouiller les pistes et ennuyer le lecteur. Le curieux resté sur sa faim pourra donc se rabattre sur la classique et agréable biographie de Claire Tomalin : Jane Austen, passions discrètes.

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Virginia Woolf de Viviane Forrester

Au tour de Mrs Woolf. La biographie écrite par Viviane Forrester est axée autour de la destruction d’une idée reçue : celle de la folie profonde de Virginia Woolf. Cette dernière aurait plus été victime de sa famille, de son époque et surtout d’un mari froid et surprotecteur que de ses démons intérieurs – même si ceux-ci ont tout de même eu leur rôle à jouer. Une autre biographe, Alexandra Lemasson, est plus nuancée à ce sujet, mais évoque tout de même la nécessité de tordre le cou aux préjugés – écriture peu accessible, univers noir et dépressif… – et de revenir aux sources, autrement dit aux écrits de Virginia Woolf. Et quand on y revient, on est effectivement ébloui par des textes frémissants de vie et incroyablement profonds, mais aussi par des interrogations lancinantes sur l’existence, la mort, le temps et l’art. Animées par le flux des consciences et l’écoulement implacable du temps, Mrs Dalloway et La promenade au phare sont des lectures fascinantes. Le passage par la case biographie n’est pas inopportun, Mrs Woolf ayant fait de son enfance et de sa famille des matériaux littéraires privilégiés.

Il est temps de vous quitter. Je le fais avec un brin d’espoir : celui d’avoir prêché pour des convaincus ou d’avoir ne serait-ce qu’effrité quelques préjugés.

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Esquisse bibliographique

Jane AUSTEN, Orgueil et préjugés.

Jane AUSTEN, Northanger Abbey.

Virginia WOOLF, La promenade au phare.

Virginia WOOLF, Une chambre à soi.

Isabelle BALLESTER, Les nombreux mondes de Jane Austen, éd. Les moutons électriques, 2009.

Viviane FORRESTER, Virginia Woolf, éd. Albin Michel, 2009.

Alexandra LEMASSON, Virginia Woolf, éd. Gallimard, 2005.

Claire TOMALIN, Jane Austen, passions secrètes, éd. Autrement, 2000.

Le Magazine Littéraire n°476 : « Les romancières anglaises de Jane Austen à Zadie Smith… », juin 2008.

Pour en savoir plus sur l’auteur de ce billet, consultez son portrait.

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