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Brasil 10

Par Montaigne0860

9 septembre

Une vieille amie aux mains de pianiste arrose mon éveil : la pluie va durer toute la journée. Je décide de rôder dans mes papiers, corrigeant tout ce temps une traduction de l’allemand qui me presse, texte plaisant dont la restitution me plonge dans d’épineuses controverses avec moi-même. Le temps n’existe qu’à peine, le corps se fait presque nul, une petite raideur au mollet peut-être et la main court dans le silence vers des paperoles oiseuses collées au texte décidément trop acide au lecteur français. Je me dédouble, jugeant sévèrement l’auteur (moi) de ces approximations, je repars vers la langue source, lumineuse toujours, comparée à la pauvre mienne empesée qui ne veut pas s’assouplir sur commande : ma peine est légère, un futur se déploie je le devine, c’est affaire de patience. Traduire, c’est attendre, traduire, c’est barrer, tisser, se défaire des réflexes de langue pour entrer dans des décors syntaxiques et lexicaux auxquels je n’aurais pas songé si la langue source ne m’y avait contraint. Grâce à l’allemand, le français s’expatrie de moi pour aller vers des évidences inattendues, car traduire, c’est surtout vibrer au cœur des paradoxes de ses propres mots, de ceux dont on se croit le maître et dont on n’est que l’élève, tirant la langue, dévidant des suites qui sans prévenir s’alignent proprement après de longs détours cahoteux. Je mesure également le sourire qui me tient tout ce jour, au Brésil, dans le pays de langue portugaise, plaisir d’accomplir cette tâche que rien ne m’oblige à faire et n’a aucun rapport avec ce que je vis présentement.
Vers le soir, il me semble que je n’ai pas vécu, cependant une satisfaction nouvelle, un allègement se fait dans le silence de la pousada encore humide ; traduire était vraiment utile.
O meu filho m’invite au billard, puis à un repas, puis au billard encore. C’est sa dernière soirée de jeune homme non marié ; nous parlons en jouant ; il a choisi la musique comme sujet de conversation, nous nous y tenons ; je fais parfois obliquer ses réflexions centrées sur le jazz ou la musique mode vers des domaines plus contemporains ou plus anciens, c’est selon, et alors qu’on attendrait un débat anciens contre modernes, j’entends bien, et lui aussi, que nous parlons de la même chose : la bonne musique, celle qui mérite notre respect. Nos arguments se croisent sans se heurter comme les boules du jeu qui une à une cascadent dans le corps de bois dur de la table feutrée, écoulement des minutes, puis des heures. Et soudain, il est trop tard pour rejoindre la Reine des Lieux demeurée chez ses parents. Il téléphone. Ils se reverront demain, pour toute la vie… Une partie encore ; nous regagnons dans l’air chaud retrouvé nos chambres respectives. Nous échangeons un sourire que je n’oublierai jamais : l’enfant est passé, demain viendra l’homme marié, plus tard le père peut-être ; pourquoi les époques coulissent-elles ainsi sur des pas de colombe, dans le temps, sans être marquées davantage ; pourquoi ne vibrent-elles pas comme des flèches sur la frise des existences ? Je songe qu’au fond la vie est lente et que seul le regard rétrospectif la fait paraître fugitive. Enfant, j’entends encore sa voix et là, adulte, j’aurais bien du mal à la mémoriser. Tout est en devenir, passage où l’on croit que les mots « enfant », « père », sont fixés une fois pour toutes, alors que les notions lumineuses (je suis ton père, tu es mon enfant) sont exposées elles aussi au vent qui ne cesse de pousser ; un jour il sera donc père, je serai le grand-père de ses enfants, et demain l’enfant qu’il était, sera, avant d’être mon fils, le mari de la Reine des Lieux. Oh, certes, on gardera enfant, fils et père, cela ne fait apparemment pas de doute, mais on sait bien que ces dénominations auront perdu leur poids, leur vrai sens premier, puisque les générations vont bousculer la suite, allongeant vers le futur ces mots précieux, ce qui les fait reculer dans le passé gentiment poussiéreux comme un grenier oublié vers lequel peu à peu on ne monte plus. Adieu donc aux mots d’évidence ; rien ne tient jamais, les petits mots, les gentils mots, moins encore que la peau douce de nos vingt ans. À travers les parois je l’entends tousser une dernière fois, il s’endort sans doute très vite puisque plus rien ne vient désormais. Je garde une dernière fois son sommeil dans la cour de la pousada ouverte au vent tiède ; j’entends un moment dans mon souvenir ses angines, rhumes, laryngites qui rythmèrent son enfance, m’éveillèrent souvent, puis je ne perçois plus rien. L’appel d’un oiseau inconnu traverse comme un éclair le silence absolu de ce soir d’exception… et cependant semblable à chacun de ceux qui ont formés nos vies.


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