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Les mots de la politique (1) : « retrouver sa liberté »

Publié le 17 novembre 2010 par Variae

Matignon est un enfer ; c’est entendu. Tout le monde compatit désormais, en France, à l’âpreté de la mission de chef de gouvernement. Mais il est un calvaire moins connu, que le remaniement light a permis de dévoiler depuis ce week-end : celui des prisons ministérielles. Oui, maroquin rime moins avec baldaquin qu’avec pantin ou mannequin. Le citoyen attentif a ainsi eu l’occasion d’entendre, avec une régularité défiant celle des éléments de langage dans la bouche d’un Dominique Paillé, un même mot revenir dans les réactions de tous les recalés de Fillon 3 : la liberté.

Les mots de la politique (1) : « retrouver sa liberté »

Là où l’opinion un brin malveillante, et projetant peut-être ses propres tares, ne lit que rancœur et aigreur, le sentiment qui anime d’abord la charrette des licenciés est un soulagement qui n’est pas sans évoquer – toutes proportions gardées bien entendu – Ingrid Bettancourt échappant aux FARC, ou Aung San Suu Kyi quittant son domicile. Bockel ? « La Gauche moderne [son parti] va désormais être très libre au sein de la majorité de faire vivre l’esprit de la réforme juste ». Rama ? « Je retrouve ma pleine et entière liberté de parole et d’action au service de mes nouveaux engagements ». Fadela ? « Aujourd’hui, le temps militant commence. C’est en femme libre que je continue à me battre pour la République et les valeurs qui m’animent, les valeurs de justice, d’égalité, de fraternité et de laïcité ». Borloo, qui vient pourtant de rater Matignon d’un doigt ? « Je préfère (…) retrouver ma liberté de proposition et de parole ». Quant à Hervé Morin, c’est son porte-parole qui nous apprend qu’il « récupérera sa liberté d’action et pourra alors mener un travail de fond efficace », grâce à son éviction.

Il est toujours gênant d’analyser froidement des déclarations qui sont d’abord l’expression d’une émotion intime. Mais qu’apprenons-nous ? Qu’être ministre, c’est être privé de sa « liberté d’action » comme de sa « liberté de parole ». On s’imagine d’ordinaire qu’homo apparatchikus apparatchikus, ivre de pouvoir, se bat à mort avec ses semblables pour intégrer une équipe ministérielle ; que dans les périodes précédant un remaniement, les téléphones chauffent à blanc à force d’harceler l’Elysée et Matignon pour se placer et décrocher un strapontin, aussi modeste soit-il. Il n’en est donc rien : l’entrée en ministère, et même en secrétariat d’Etat, est avant tout un sacrifice et – n’ayons pas peur des mots – une aliénation au sens propre du terme. Une aliénation qui s’étend même, nous l’apprenons avec Bockel, au parti d’origine du malheureux élu. On devient ministre pour apprendre à abandonner ses « valeurs », ses engagements, toute illusion sur la liberté d’action, dans un mélange de masochisme et d’honneur républicain. Pour apprendre à se taire ou à ne pas dire ce qu’on pense. Pire, le ministère est aussi l’expérience de l’inefficacité et de la superficialité, puisque comme le révèle l’entourage d’Hervé Morin, c’est seulement une fois éjecté du commandement de nos armées qu’il « pourra alors mener un travail de fond efficace », enfin.

Cette révélation nous engage à reconsidérer avec un œil neuf le bilan et la responsabilité des ministres. Ne dites plus « untel a été mauvais » : untel n’a simplement pas pu s’exprimer, du fait de son état de ministre. Les malheureux candidats désignés d’office déposent, quand ils entrent en fonction, toute capacité d’initiative personnelle, qu’ils « retrouve[ront] » bien entendu lors de leur retour à la vie civile. La politique charterienne d’Hortefeux puis de Besson ? Probablement conçue et appliquée comme dans un état second par ces messieurs. La réforme des retraites menée à la schlague par Woerth ? Il l’aurait co-élaborée de bout en bout, lui en aurait-on laissé le choix, avec les travailleurs. Le plan banlieue d’Amara ? Sans aucun doute ardemment souhaité par la « militante » lors de sa nomination, mais envolé ensuite avec sa liberté de « femme ». On comprend mieux également les malheurs de Rama Yade, dénonçant sincèrement le train de vie des Bleus tout en étant obligée – satanée contrainte ministérielle – de dormir elle-même dans un hôtel de luxe en Afrique du Sud, au mépris de sa volonté.

L’histoire ne dit pas quelle est cette force perverse qui paralyse les ministres, et qu’ils n’osent pas nommer directement, se contentant de la décrire en creux par l’évocation de la liberté retrouvée. Cruel paradoxe de la politique : sans responsabilité, on est libre d’agir et de penser ; en poste, on se perd, on s’annihile. Si Morin et consorts n’avaient pas été au gouvernement, ils auraient été d’excellents ministres.

Si vous croisez un jour un ministre en exercice, ne vous fiez pas à son allure conquérante, à son pas pressé ou à l’essaim de collaborateurs et de journalistes qui bourdonnent autour de lui : tentez d’accrocher son regard. Vous y trouverez comme une petite flamme triste, un appel à l’aide muet derrière les barreaux de son costume rayé ou de son tailleur. Libérez les ministres !

Romain Pigenel

La politique expliquée par les mots c’est ici.


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