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La revanche d’un outsider

Publié le 19 novembre 2010 par Les Lettres Françaises

La revanche d’un outsider

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Un outsider attire l’attention : tel est le titre qu’avait choisi Walter Benjamin pour rendre compte de l’enquête sur le monde des employés publiée par Siegfried Kracauer au lendemain de la crise de 1929. Dès 1933, Gallimard publiait une traduction (certes partielle) du roman Genêt, due à Clara Malraux et suivie quelques années plus tard, chez Grasset, de l’étude Jacques Offenbach ou le secret du Second Empire. Malgré ces traductions précoces datant de l’époque où Kracauer avait pris, avec Benjamin et tant d’autres, le chemin de l’exil et survivait à Paris dans de conditions matérielles des plus précaires, il a fallu l’opiniâtreté d’un petit nombre de spécialistes et l’abnégation d’un ensemble de traducteurs pour que l’auteur des Employés finisse par attirer durablement l’attention des éditeurs français. Après l’Ornement de la masse, recueil d’essais publiés avant 1933, et l’Histoire des avant-dernières choses, dernier livre inachevé à la mort de Kracauer en 1966, c’est au tour de la Théorie du film de bénéficier d’une traduction qui paraît cinquante ans exactement après l’original.

La juxtaposition des ces quelques titres emblématiques donne en même temps les coordonnées du territoire arpenté par Kracauer. D’un bout à l’autre de cet itinéraire qu’Enzo Traverso, auteur d’un travail pionnier publié il y a quinze ans, plaçait sous le signe de « l’exterritorialité », le cinéma est l’objet d’un intérêt croissant. Auteur de près de huit cents critiques de film, publiées pour l’essentiel pendant les années de Weimar, Kracauer entreprend, à son arrivée aux Etats-Unis, une « histoire psychologique du cinéma allemand » publiée en 1947 sous le titre provocateur De Caligari à Hitler. Mais avant même de quiter la France en 1940, il avait consigné à Marseille l’esquisse de sa future Théorie du film. Cet enchevêtrement de registres de discours, souvent tenus pour incompatibles, donne à son avant-dernier livre une tonalité singulière, irréductible aux partages institués et à la division du travail  à laquelle se plient d’ordinaire critiques, historiens et théoriciens. Pas plus qu’elle ne suit le fil de la chronologie, la Théorie du film ne prétend édifier un système théorique, au point qu’elle semble bien plutôt composée, comme le remarque Jean-Louis Leutrat dans sa préface, à la façon d’une « mosaïque » faite de la juxtaposition de textes brefs, pour ne pas dire des « fiches » accumulées par le critiques professionnel au fil des séances de travail dand les cinémathèques.

« Le film est un médium visuel ». De ce principe cardinal, qui n’est qu’en apparence une évidence, découle toute la Théorie du film, son parti pris inébranlable en faveur d’un réalisme qui n’est jamais compris simplement comme la reproduction servile de la réalité extérieure, mais comme la mise au jour d’aspects du « flux de la vie » que seule la caméra est capable de nous faire découvrir, comme l’avait compris Griffith lorsqu’il déclarait : « La tâche que je me suis donnée, c’est avant tout de vous amener à voir ». En écho à cette devise, Kracauer conclut la Théorie du film sur l’affirmation d’une « inspiration matérialiste » propre au cinéma, ce médium épris de la réalité matérielle dans ce qu’elle a de plus éphémère, et doté du pouvoir de « rendre visible ce que nous n’avions pas vu, et que peut-être nous ne pouvions pas voir avant qu’il ne soit là ».

Cette passion pour le cinéma est la forme la plus aiguë d’une attention à la réalité qui n’a jamais failli, au risque d’attirer au brillant essayiste que fut Kracauer le reproche de s’en tenir au mirage des apparences sans cercher à percer à jour leurs fondements. Assurément, Kracauer a pratiqué en virtuose la philosphie dans la forme du feuilleton, pour varier la formule d’Ernst Bloch à propos de Benjamin. Ce foisonnement, qui exprime l’inlassable curiosité d’un intellectuel toujours à l’affût d’observations nouvelles, n’est pourtant pas synonyme de dispersion pure et simple , comme entreprend de le montrer Olivier Agard. Cette synthèse, qui était attendue, offre une biographie intellectuelle d’une grande richesse en même temps qu’elle situe Kracauer dans le contexte des débats où son oeuvre a pris forme. Plus que le rapprochement avec Benjamin et Adorno, qui a souvent desservi Kracauer, l’auteur privilégie d’autres confrontations non moins déterminantes, notamment avec la tradition de la « critique de la culture » et la pensée de Simmel. Fil conducteur de tout le livre, dont il ne fait aucun doute qu’il est appelé à s’imposer comme l’ouvrage de référence, l’interrogation sur les « ambivalences de la modernité » permet de donner tout son relief à la réflexion polymorphe de Kracauer, que l’auteur situe « à égale distance du progressisme moderniste et du pessimisme culturel ». Dans cet entre-deux qui est tout sauf une confortable posture de compromis, Kracauer nous devient brusquement contemporain et nous indique, à défaut d’une solution prête à l’emploi, les coordonnées de problèmes que nous n’avons pas fini de ressasser.

Jacques-Olivier Bégot

Kracauer, le chiffonnier mélancolique, d’Olivier Agard, CNRS éditions, 392 pages, 28 euros.
Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, de Siegfried Kracauer, traduit de l’anglais par D.Blanchard et C.Orsoni, édité et présenté par Philippe Despoix et Nia Perivolaropoulou, Flammarion, 392 pages, 28 euros.

Novembre 2010 – N°76.



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