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Les recettes de l’oncle Chambolle (n°10)

Publié le 19 novembre 2010 par Jlhuss

mitterrand-jeune.1290105503.jpgLes campagnes électorales ont des conséquences inattendues. Matthias et Philippe firent connaissance grâce à François Mitterrand. En 1965, le député de la Nièvre voulut tenir un meeting à la Mutualité au début de sa campagne présidentielle. Du coup, tout ce que l’extrême-gauche étudiante comptait de groupuscules s’entendit pour venir le conspuer  au motif qu’il était le candidat des staliniens et des sociaux-démocrates, espèces également haïes des révolutionnaires du Quartier Latin.
Avant même le début de la réunion, la Mutualité fut en proie à un terrible chahut. Trotskystes, maoïstes et anars, pour une fois d’accord, hurlaient des slogans aussi vengeurs qu’injustes, pendant qu’une centaine de membres de l’Union des Etudiants Communistes, appuyés de solides représentants du service d’ordre du parti de la classe ouvrière, scandaient « Unité ! Unité ! » avec une détermination digne d’un meilleur sort. Quand, enfin, le candidat fit son apparition, les vociférations redoublèrent d’intensité et dans diverses parties de la salle, on passa des invectives aux paires de claques et autres arguments du genre viril mais pas nécessairement correct.


Philippe et Matthias furent jetés sur le trottoir, en même temps qu’une dizaine d’autres perturbateurs, à la suite d’un échange musclé entre aventuristes gauchistes et représentants disciplinés de l’avant-garde du prolétariat. Ils commencèrent par  exprimer bruyamment leur désapprobation devant cette odieuse atteinte à la liberté d’expression. L’approche d’un cordon de gardiens de la paix équipés de casques et de matraques mit un terme à ce début de manifestation. Craignant d’être pris en tenaille entre les forces de répression de la bourgeoisie et celles des vils renégats révisionnistes, le petit groupe appliqua la première des recommandations édictées par le Grand Timonier dans son livre sur la Guerre Révolutionnaire « L’ennemi avance, je recule ». Autrement dit, tout le monde prit ses jambes à son coup et s’égailla dans les rues avoisinantes. En courant, Philippe trébucha et entraîna dans sa chute Matthias qui le serrait de près. Ils roulèrent au sol devant un ancêtre, âgé d’au moins quarante ans, qui sortait, son cabas à la main, d’une succursale Félix Potin. En les aidant à se relever, ce bon samaritain les adjura de régler pacifiquement leur différent. Etourdis par la chute, il leur fallut quelques secondes pour comprendre qu’il les croyait engagés dans une bagarre, opinion que justifiaient l’œil à demi fermé de l’un et la lèvre éclatée de l’autre. Ils le rassurèrent puis, ayant constaté que nul uniforme n’apparaissait à l’horizon, ils le remercièrent et s’en furent en direction du Quartier Latin.

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Chemin faisant, Philippe proposa , pour faire plus ample connaissance, d’aller manger un morceau, Matthias accepta, suggérant une choucroute, en raison, précisa-t-il de ses origines vosgiennes. Philippe en profita pour lui apprendre qu’il était bourguignon, mais qu’il n’avait rien contre un met dont il appréciait les vertus roboratives. Aussi, pendant que le candidat de la gauche unie peinait à se faire entendre d’une jeunesse dont certains des membres les plus irrévérencieux auraient avec lui, vingt ans après, des relations beaucoup plus courtoises, ils s’attablèrent devant la version la plus en rapport avec la modicité de leurs ressources du plat emblématique de l’Alsace-Lorraine.
Entrés dans la brasserie en camarades, ils en sortirent amis. Ils prirent bientôt l’habitude de se retrouver en compagnie de quelques autres assez joyeux convives de l’un et l’autre sexe pour des sorties qui passaient parfois la case culture dans ses variantes théâtre, cinéma ou concert et toujours par la case restaurant, étant entendu que dans les établissements qu’ils honoraient de leur clientèle ils devaient régner une coexistence parfaite entre l’ampleur des portions et la minceur des additions. Cet idéal, presque impossible à atteindre, ne se trouvait réalisé que dans des maisons le plus souvent exotiques à enseignes méditerranéennes ou asiatiques. Ils découvrirent cependant, dans les quartiers lointains et quasiment provinciaux de l’est et du sud de la capitale, quelques bistrots ouvriers dont le décor n’avait pas changé depuis le tournage d’Hôtel du Nord où l’on servait, pour un prix modeste, les plats classiques de la cuisine populaire, bœuf bourguignon, blanquette ou lapin chasseur.
Tel était, au croisement de la rue de la Folie Méricourt et d’un passage aux allures de traboule, un bouiboui à l’enseigne du « Canon de Phalsbourg ». Antoine, le patron, connaissait par cœur l’œuvre complète d’Erckmann-Chatrian (d’où le  nom de son établissement). Odile, sa femme, était aux fourneaux. Du lundi au samedi (la maison étant fermée le dimanche) elle y cuisinait, avec une régularité implacable, les mêmes plats  du jour dont plusieurs relevaient de la tradition des provinces de l’Est. Qui venait le lundi se voyait servir un baeckeofe , si le mardi, des paupiettes de bœuf à la Lorraine et le mercredi, un coq au vin. Le jeudi, en manière de concession à la capitale, était placé sous le signe du biftèque frites. Le vendredi, jour maigre, était aussi celui de la diversité car le merlan en colère alternait avec la raie aux câpres ou le colin sauce blanche. Quant au samedi, c’était le jour de la choucroute qu’Odile servait avec une ample côtelette de porc et des petites saucisses qu’elle faisait venir de Colmar, sa ville natale.
Philippe et Matthias se retrouvaient régulièrement autour de ce plat qui leur rappelait leur première rencontre. En buvant un riesling lequel, chose rare pour l’époque, pouvait se consommer sans risque de migraine, ils échangeaient considérations générales et confidences particulières avec cet aimable laisser-aller qu’on ne peut avoir qu’à table quand la nourriture est de qualité et le vin sans reproche.  Une seule question les opposait : S’ils faisaient tous deux profession d’un anticléricalisme farouche, Matthias se déclarait athée, pendant que Philippe professait un agnosticisme prudent et n’excluait pas l’hypothèse d’une autre vie. Cependant ils n’abordaient que très rarement ce sujet et encore était-ce en passant et sur le ton de la plaisanterie.
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Au début d’un de ces repas, alors que l’automne 68 oubliait peu à peu les tumultes du printemps précédent, Matthias annonça à Philippe qu’il avait enfin rencontré l’amour. Philippe sourit. Le cœur de son ami était fait d’une matière particulièrement inflammable et il avait déjà entendu cette déclaration une bonne dizaine de fois. Matthias ignora ou voulut ignorer ce sourire. Il se lança dans des déclarations passionnées où la description des nombreuses qualités physiques et intellectuelles de l’élue, qui s’appelait Claudine, alternait avec l’exposé du ravissement dans lequel l’avait plongé sa fréquentation et des hymnes au bonheur qu’il se promettait d’une vie passée aux côtés d’une telle perfection. Bref, il en dit tant que c’est à peine s’il toucha au contenu de son assiette ce qui inquiéta Odile qui vint demander si, par hasard, il n’était pas souffrant. Philippe la rassura : Matthias était seulement amoureux. Mais, ajouta-t-il, elle n’avait pas à s’inquiéter, c’était une maladie dont il avait déjà été affligé et dont il guérissait rapidement. D’ici un mois ou deux, s’il était bon juge, on pourrait espérer un mieux… Matthias l’interrompit. Ni dans deux mois, ni dans deux ans ! Cette fois c’était pour toujours et il reprit sur de nouveaux frais la louange de sa bien aimée.
On passera rapidement sur les mois qui suivirent et qui se terminèrent quand Matthias, oubliant simultanément ses diatribes contre le mariage bourgeois, les institutions républicaines et l’église catholique, se présenta  au bras de sa Claudine, devant le maire et le curé de la petite ville où était née la mariée, pour y célébrer une noce des plus classiques. Philippe, qui avait accepté de lui servir de témoin, gémit en lui-même sur ces compromissions qu’il comprenait d’autant moins que celle, pour laquelle son ami les avait consenties, lui paraissait peu le mériter.
La suite était prévisible. Les rencontres des deux amis s’espacèrent et, bientôt, ils cessèrent complètement de se voir. Philippe continua encore quelque temps  à fréquenter le Canon de Phalsbourg mais ce n’était plus avec le même plaisir, puis, ayant obtenu son agrégation, il s’en alla enseigner  l’Histoire et la Géographie dans une ville du Sud-Ouest. Il en revint une dizaine d’années plus tard, marié à son tour, pour occuper un poste dans un lycée parisien. Un samedi d’octobre (*), après ses cours, il fut saisi d’un accès de nostalgie. Au lieu de rejoindre, rue de la Providence, l’appartement que lui avait cédé un cousin, parti aux antipodes exploité le rêve tahitien des touristes occidentaux, il s’en alla au Luxembourg à la recherche de sa jeunesse perdue.
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« Philippe ! » Il sursauta. Assis sur un banc, l’homme qui l’avait interpellé le regardait en souriant. Les cheveux étaient un peu plus rares, la carrure plus prononcée, mais il reconnut aussitôt Matthias. « Assieds toi ! Tu as bien cinq minutes » Il accepta l’invitation, s’étonnant à part lui, de cette rencontre au moment précis où il songeait justement à son ami d’autrefois. Matthias, lui, ne paraissait pas surpris. Il entama la conversation comme s’ils s’étaient quittés la veille. Un peu ébahi d’abord, Philippe retrouva vite la confiance de jadis. Deux heures plus tard, ils étaient toujours là, égrenant leurs souvenirs quand un garde vint leur signifier que, la nuit s’annonçant, on allait fermer les grilles. Matthias proposa : « Et si on dînait ensemble ? » Philippe commença par s’excuser sur sa femme et ses enfants qui devaient l’attendre. Mais l’autre insista, se fit pressant et il finit par accepter demandant seulement qu’on lui laisse le temps de prévenir.
Pensant qu’il téléphonait, Matthias avait arrêté un taxi. Dès qu’il sortit de la cabine, il le rejoignit.
-   Où va-t-on ?
-   Surprise ! Je crois que ça va te plaire !
Et sans lui laisser le temps de répondre, Matthias enchaîna « Tu te souviens à la Mutu ? » Philippe se souvenait. Pendant que la voiture, après avoir traversé la Seine au pont de Sully, s’engageait sur le boulevard de la Bastille, il rappela, en ironisant un peu, les épisodes de cette glorieuse soirée. Il en était à l’intervention de l’homme au cabas quand le taxi s’arrêta.
-   Et ça tu t’en souviens ?
Philippe sourit. Les années n’avaient pas changé Le Canon de Phalsbourg. Mêmes enseigne en lettres capitales dorées sur fond rouge sang de bœuf, mêmes fenêtres étroites voilées de rideaux à carreaux rouges et blancs et même grincement de la porte quand Matthias la poussa pour entrer. Antoine n’eut pas l’air plus surpris de leur arrivée que si, au lieu d’une dizaine d’années, leur absence n’avait duré qu’une dizaine de jours. Philippe observa que lui non plus n’avait guère changé, pas plus qu’Odile d’ailleurs qui vint leur servir elle-même la choucroute qu’ils avaient commandée. Et quelle choucroute ! Blonde, douce et cependant légèrement acide, ayant conservé ce qu’il fallait de croquant, pour relever la suavité des saucisses et le moelleux de la côte de porc. Dans les verres, le riesling d’Antoine, n’avait rien perdu de sa fraîcheur parfumée. Philippe sourit :
-   Peste ! Voilà qui a bonne mine : allons, il faut y faire honneur !…
-   Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Eprouvettes gastronomiques, revenu présumé des convives cinq mille francs, médiocrité. (**)
Ils rirent tous les deux à ce rappel d’une de leurs plus vieilles plaisanteries, puis Matthias poursuivit en évoquant le camarade Bulloton, dit Bubul, qui, les ayant entendu parler du saint patron des gastronomes pendant une manifestation contre la guerre du Vietnam les avait dénoncés comme éléments contre-révolutionnaires.
Ils se séparèrent un peu avant minuit. Philippe proposa de partager le taxi qu’il avait appelé mais Matthias déclara qu’il rentrerait à pied. Il n’avait dit-il que quelques centaines de mètres à faire pour arriver chez lui. Philippe n’insista pas et c’est seulement quand il eut roulé une dizaine de minutes qu’il se rendit compte qu’il avait oublié de prendre l’adresse et le numéro de téléphone de son ami. Il en fut d’abord contrarié, mais, songeant à la façon dont Antoine et Odile les avait accueillis, il se dit qu’ils pourraient sans doute le renseigner ou, au pire, lui faire passer le message qu’il laisserait à son intention.
Le mercredi suivant, il revint dans le onzième arrondissement. Il tombait sur Paris un crachin maussade qui glaçait le corps et serrait le cœur. En sortant du métro Père Lachaise, Philippe frissonna. Le gris du ciel donnait aux choses et aux gens un air de maussaderie accablée propre à démoraliser le plus déterminé des optimistes. Tournant le dos aux sinistres murailles du cimetière, Il prit l’Avenue de la République puis la rue Oberkampf et il ne lui fallut guère plus de quelques minutes pour gagner la rue de la Folie Méricourt, mais en arrivant à la hauteur du passage, il eut un haut le corps. A l’endroit où, quelques jours plus tôt « Le canon de Phalsbourg » débitait son riesling et ses choucroutes, une agence bancaire peinte en vert et bleu offrait aux passants des prêts à taux avantageux, des placements sécurisés et un distributeur de billets. Un lampadaire se trouvant fort heureusement à proximité, Philippe s’y appuya. Il tenta de se raisonner. Peut-être, après tout, s’était-il trompé. Depuis dix ans, le restaurant avait pu déménager et s’installer un peu plus loin en gardant son enseigne et sa décoration. Ces choses se voient souvent et n’ont rien d’étonnant. Rassuré, il se remit en marche, mais, quand il déboucha dans la rue du Faubourg du Temple, il dut se rendre à l’évidence : Le Canon de Phalsbourg avait bel et bien disparu. Il revint sur ses pas. Devant l’agence, un homme fumait une cigarette.
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Philippe l’aborda. Travaillait-il à l’agence ? L’homme hocha la tête affirmativement. Dans ce cas pouvait-il lui dire depuis combien de temps elle était ouverte ? L’homme ne savait pas très bien : Depuis cinq ou six ans peut-être lui n’était là que depuis trois ans. Philippe remercia. L’autre eut un geste de la main : Pas de quoi ! Et jetant son mégot, il rentra dans la banque.
-   Vous aussi, ils vous ont refusé un prêt ?
-   Hein ?
-   J’sais trop c’que c’est, ils n’en ont que pour les gros.
La femme lui parlait avec une douceur consolante. Il l’interrompit
-   Vous habitez ici depuis longtemps ?
-   Vingt ans ! J’suis la gardienne d’à côté
-   Vous vous rappelez du restaurant ?
-   Le Canon de Phalsbourg ? C’étaient des gens bien aimables. J’les ai bien r’grettés quand y-z-ont  vendu. Y a sept ans…. Oh M’sieur ! Ous’que vous allez ?
Sans en écouter davantage Philippe était parti en courant. En arrivant au Luxembourg, il était si essoufflé que, lorsqu’il vit Matthias, assis exactement à la même place que le jeudi précédent, l ne put articuler un mot. Son ami souriait :
-   Allons Philippe. Rappelle toi ce que tu disais ! Tu ne devrais pas être surpris. Deux vieux amis comme nous ! On ne pouvait pas se quitter sans s’être parlé un peu. D’ailleurs, quand j’ai demandé la permission, on me l’a donné tout de suite.
-   On ! Qui ça on ?
-   Ne t’en fais pas, tu le sauras un jour. Tout le monde finit toujours par le savoir. En attendant pense à moi quand tu mangeras une choucroute
-   Mais…
Il n’acheva pas. Le plus naturellement du monde, Matthias venait de s’envoler en direction du nord-est. Philippe le vit croiser un vol de grues, en route vers le midi. Il le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse. Après un regard au banc vide,, il soupira et prit le chemin de la rue de la Providence en se demandant s’il oserait faire un détour par le Père Lachaise et aussi ce qu’il pourrait bien dire à sa femme à qui il avait promis un déjeuner au Canon de Phalsbourg. Deux pigeons, perchés sur la branche d’un marronnier, s’aimèrent d’amour tendre.  Un moineau se posa sur le dossier du banc. Le vent dessina un carré bleu dans le gris du ciel.  Deux sportifs du week-end passèrent en trottinant.
-   Bizarre, dit  le premier, t’as senti ? Paradisiaque l’odeur
-   Paradisiaque la choucroute… M’étonnerait qu’ils en mangent là-haut.. Ceci dit, j’ai un p’tit creux. Si on allait s’en manger une ? Je connais une petite brasserie…

(*) On le croira avec peine, mais en ces temps lointains, certains enseignants travaillaient le samedi

Chambolle

(à suivre)


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