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Sentiment d’insécurité : les classes moyennes sont devenues sensibles aux thématiques de l’insécurité

Publié le 19 novembre 2010 par Délis

Délits d’Opinion : Dans les recherches scientifiques consacrées aux questions d’insécurité, il est fréquent de distinguer, au sein du sentiment d’insécurité, la préoccupation envers les problèmes de délinquance d’une manière générale et la crainte personnelle d’être soi-même victime.

Pouvez-vous nous présenter la structuration de ces deux perceptions : dans quelles mesures sont-elles décorélées et quelles variables déterminent chacune d’entre elle ?

Philippe Robert : Le sentiment d’insécurité renvoie effectivement à plusieurs dimensions. D’un côté, relativement abstrait, il renvoie à une préoccupation sécuritaire dans l’ensemble de la société. A l’extrême de ce continuum on trouve la peur d’être victime, une forme d’appréhension d’un risque.

Les deux se superposent jusqu’à un certain point.

Concernant la peur d’être victime, elle est souvent liée à une exposition au risque, notamment dans les zones où on trouve beaucoup de délinquance. Par exemple, les jeunes ont peur de la délinquance dans les transports en commun. Cette peur est filtrée par le niveau de vulnérabilité ressentie : les personnes âgées ou fragiles affichent ainsi une crainte plus importante que le reste de la population.

Concernant la préoccupation, elle n’est pas liée à l’expérience personnelle. Elle s’exprime particulièrement chez des personnes qui par leur âge, leur manque d’instruction ou leurs rigidités d’opinion ne peuvent se sécuriser et s’adapter aux mutations économiques et sociales.

On voit donc que ces deux facettes ne fonctionnent pas de la même façon. Concernant la préoccupation générale, des gens sont préoccupés là où il y a peu de délinquance : c’est plus l’idée d’un désordre ou de la possibilité d’un changement économique, où ils ont le sentiment de risquer d’être perdants, même s’ils ne sont pas directement exposés. On trouve ainsi des préoccupations de sécurité dans des zones où les gens sont mal à l’aise : il peut s’agir de quartiers délabrés, sales, bruyants où règne une impression de désordre. Ces quartiers parcourus par des désordres de différentes natures sont des proies faciles pour la préoccupation abstraite.

L’aspect peur concrète est difficile à mesurer car elle dépend des catégories de population, des lieux : elle diffère ainsi si l’on interroge les gens sur leurs craintes chez eux ou dans les transports publics.

La dimension sécuritaire est plus facile à mesurer car elle ne renvoie qu’à un chiffre quand la peur peut être protéiforme. Une des sources d’erreurs fréquentes vient qu’on croit mesurer la peur quand on ne fait que mesurer la préoccupation sécuritaire. La peur est ainsi multiple et variable.

Délits d’Opinion : Dans quelles mesures la préoccupation envers les problèmes de délinquance est-elle devenue un enjeu politique et peut-elle être manipulable ?

Philippe Robert : Elle est devenue un enjeu politique lors des élections municipales de 1983.

A l’origine, cette préoccupation semble émerger brutalement dans la deuxième partie des années 70 ; on n’en trouve pas de trace manifeste auparavant.

En 1981 les principaux partis politiques pensent que la compagne se jouera autour du thème de l’insécurité. Alain Peyrefitte, alors Ministre de la Justice, fait voter en 1981 la loi « sécurité et liberté », dite « loi Peyrefitte ». Mais ce thème ne sort finalement pas, à l’étonnement de tous : c’est le chômage qui apparaît au premier plan.

En 1983, pour la première fois, la question de l’insécurité sort dans la compagne d’un parti politique : le Front National. Cette problématique devient donc un enjeu politique puisqu’elle est portée par une force politique organisée et structurée, qui mettra l’accent sur l’insécurité, la fermeté punitive et la xénophobie.

Le monde politique peut-il avoir de l’influence sur cette inquiétude ? Les thématiques du Front National vont s’étendre à toutes les forces politiques, dans des modalités variables. Ces thèmes, autrefois refusés dans le débat, vont être progressivement repris.

Depuis 2002, nous assistons à une expérience de laboratoire. Jacques Chirac n’a pas obtenu 20% des suffrages exprimés et ne doit sa réélection qu’à la présence au second tour du candidat du Front National. Depuis, tout se passe comme si les efforts étaient fournis pour que cette situation ne se reproduise plus jamais : la politique menée est ainsi marquée d’une volonté forte de reprendre des électeurs au Front National. On assiste depuis cette période à une intense activité législative avec la Nème loi de sécurité pénale et la Nème loi visant à lutter contre l’immigration clandestine.

En 2007, cette démarche semble avoir réussi : Nicolas Sarkozy a réalisé une OPA sur l’électorat du FN. Cette recette semble devoir être reconduite en 2012 mais on ne sait si cela fonctionnera aussi bien. A mesure que les programmes de droite et d’extrême droite se rapprochent, ils deviennent indiscernables sur ces thèmes : les électeurs peuvent ainsi passer d’un camp à un autre sans vraiment que l’on sache prédire vers qui ils se tourneront. Le passage des électeurs est ainsi rendu possible dans les deux sens.

En outre, si un programme politique a pu avoir de l’influence à un moment, cette donnée deviendra-t-elle générale ?

Depuis 2002, pour convaincre les électeurs du FN, on assiste à un véritable déluge législatif qui a permis de lever l’obstacle « on préfère l’originale à la copie » mais les deux démarches, de droite et d’extrême droite peuvent sembler aujourd’hui peu discernables et on ne peut raisonnablement pas affirmer que la thématique de l’insécurité puisse être durablement manipulée à des fins électorales.

Délits d’Opinion : En 1998, dans un article cosigné avec Marie-Lys Pottier, vous mettiez en évidence que la préoccupation envers l’insécurité faisait partie d’une structure très stable qui comprend l’adhésion au maintien ou au rétablissement de la peine de mort et le sentiment d’un excès d’immigrés. En 2003, dans un article dans la Revue Française de Sociologie, vous faites remarquer un changement : pouvez-vous nous le présenter ?

Philippe Robert : Cette structure existe encore mais s’est rajoutée une nouvelle catégorie de population, essentiellement des classes moyennes devenues sensibles aux thématiques de l’insécurité mais sans xénophobie et punitivité. Les « obsédés de l’insécurité » ont trouvé un écho plus large auprès d’autres catégories de population qui n’éprouvent pas toutes les perceptions de ces derniers. Il n’est cependant pas sûr que cette tendance ait été durable car on assiste à une hausse des préoccupations économiques et sociales, essentiellement le chômage et coût de la vie.

L’obsession sécuritaire a connu son apogée au moment de l’embellissement de l’emploi : tout se passe comme si ces préoccupations fonctionnaient comme un système de vase communiquant. Depuis, avec la crise économique, l’emploi et le coût de la vie sont redevenues les priorités principales auprès des classes moyennes, qui du coup laissent les « obsédés de l’insécurité » seuls dans les perceptions.

Délits d’Opinion : Vous avez également mis en évidence que les personnes déclarant un sentiment d’insécurité avaient plutôt tendance à en tenir rigueur au gouvernement de gauche quand celui de droite était plutôt épargné. Depuis le discours de Grenoble cet été, Nicolas Sarkozy semble avoir fait de cette thématique sa nouvelle priorité d’action ; pourtant plusieurs sondages soulignent qu’une partie de l’opinion ne lui accorde plus guère de crédibilité quant à son action et les effets bénéfiques de son mandat sur la sécurité.

La relative clémence à l’égard du gouvernement de droite est-elle terminée ?

Philippe Robert : Je ne sais si ce constat est encore valable. Au moment de mon analyse (1998), on en faisait effectivement plutôt grief au gouvernement de gauche plutôt qu’aux divers gouvernements de droite., parce que les insécures sont des gens qui votent plutôt à droite. Ceux-ci étaient crédités d’une certaine compétence en matière de sécurité : les électeurs cherchaient de fait d’autres causes à l’insécurité perçue. Les gouvernements de gauche au contraire ne bénéficiaient d’aucune croyance en termes de compétence ce qui peut expliquer les résultats électoraux à la présidence 2002 et 2007.

Nous nous trouvons ainsi devant un pari : la recette qui a fonctionné en 2007 fonctionnera-t-elle à nouveau en 2012 ? Plusieurs paramètres peuvent changer : en 2007 était constaté une certaine usure de l’opinion. Beaucoup pensaient que Nicolas Sarkozy serait efficace et allait changer les choses. En 2007, le candidat du FN pouvait également sembler vieux et usé. 2012 marquera l’avènement d’une candidate plus jeune et moins marquée, ce qui peut changer pas mal de choses.

Propos recueillis par Olivier.


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