Trois ignorances: l'ignorance des faits: Berlin est la capitale de la France; l'ignorance des hiérarchies: Johnny Halliday est un plus grand musicien que Jean Sébastien Bach; l'ignorance de soi: la plus grave des trois parce qu'elle enferme l'ignorance des mobiles du refus de connaître... aussi bien les faits que les hiérarchies.
Le moi, objet de tous nos attachements est, sauf exception, une chose précaire. Certaines vérités bien concrètes, relatives au poids ou à l'âge par exemple, le déstabilisent. Il a donc intérêt à les ignorer. La Rochefoucauld, Nietzsche et Freud ont bien analysé ces mécanismes où le mensonge à soi-même et l'ignorance ont partie liée. C'est par un mécanisme semblable, le ressentiment, mélange lui aussi de mensonge et d'ignorance que l'on fausse les hiérarchies. «L'envie a l'éblouissement douloureux »(Hugo). Plutôt que de nous exposer à cette douleur, nous minimiserons la beauté de telle personne, nous soutiendrons même que la beauté en soi n'existe pas. C'est pourquoi Socrate attachait tant d'importance à la connaissance de soi, indissociable de la purification de soi. Elle était à ses yeux la condition de toutes les autres connaissances. Mais à quoi reconnaît-on la personne qui se connaît elle-même? N'est-ce pas celui qui occupe le sommet de la hiérarchie, le philosophe roi de Platon, qui est le mieux en mesure de le faire? Il y a un lien étroit entre ce combat contre l'ignorance et la conception aristocratique de la société. On comprend que les hommes en soient venus à penser qu'il manquait quelque chose à cette philosophie: l'objectivité; cette objectivité à laquelle la science allait leur donner accès. Dans la science classique tout au moins, l'observateur est interchangeable. L'aiguille du thermomètre est au même endroit pour le juste et pour l'injuste. C'est la méthode qui garantit le résultat. La qualité personnelle du savant est hors de cause. L'objectivité va ici de pair avec l'égalité, ce qui nous rapproche de la démocratie. En démocratie le voteur est interchangeable comme l'observateur l'est en science. Votre vote vaut le mien, qui que nous soyons l'un et l'autre.
Le lien entre la démocratie et la science est si étroit et si solide qu'un changement significatif dans l'une met l'autre en péril. Or un changement majeur s'est produit en science au cours des dernières décennies: la méthode ne garantit plus le résultat. L'observateur n'est plus interchangeable. Il est devenu un interprète. Entre le réel et lui, les intermédiaires, les filtres se sont multipliés, le plus souvent sous la forme de modèles informatiques. C'est pourquoi nous ne sommes pas étonnés de lire dans Time Healthland «qu'en recherche médicale, 90% des résultats sont faux.1» Dans ce cas, l'argent des compagnies pharmaceutiques, on l'a vu à l'occasion du scandale de la fausse pandémie AH1N1, fait partie des nouveaux filtres. Le même doute a envahi les sciences du climat. Tant et si bien que nous en sommes réduits à nous poser cette question: à qui pouvons-nous faire confiance en science? Hélas! Nous avons poussé le balancier si loin en direction de l'objectivité, de l'égalité et de la démocratie que nous ne sommes pas préparés à trouver la bonne réponse à une question portant sur la qualité d'une personne.
Ajoutons à cela que jusqu'à ce jour on avait identifié la science au progrès: une science sûre d'elle-même et de son objectivité avait permis de fabriquer des voitures et d'envoyer des hommes sur la lune. On devait découvrir ensuite les côtés sombres de ce progrès: la pollution sous toutes ses formes. Mais au moment précis où l'on a commencé à faire appel à la science pour régler ces problèmes celle-ci, obligée de se soucier désormais de la complexité, a perdu sa belle assurance.2 Les scénarios ont remplacé les lois: dans telles conditions initiales, moyennant ensuite tel changement dans les variables, il se produira telle ou telle chose. Certes, on se rapproche ainsi de l'idéal de la science, on rend mieux compte de la nature, mais encore faut-il, pour que l'harmonie perdure dans la société, que les gens comprennent la signification et la nécessité de ce changement dans les sciences. Sûrs d'eux-mêmes quand ils étaient prophètes de bonheur, les savants donnent le sentiment de douter d'eux-mêmes et de la science quand les faits les obligent à devenir prophètes de malheur. Une crise financière comme celle que nous traversons n'améliore pas une telle situation. La crise de confiance s'aggrave et les savants, de même que les autres représentants de l'élite intellectuelle, en sont souvent les victimes.
Puisqu'on doit s'appuyer sur des personnes de qualité, on les cherchera plutôt parmi ses coreligionnaires et ses semblables de la classe populaire qu'au sommet de la société et du même coup on aggravera les trois types d'ignorance. Avec comme résultat, des histoires comme celle-ci: John Skimkus, un représentant républicain de l'Illinois a de bonnes chances de devenir le prochain président du Comité sur l'énergie et le commerce. Or cet homme est d'avis que le changement climatique ne va pas détruire la planète parce que Dieu a promis à Noé que cela ne se produirait pas. Sarah Palin n'est donc pas la seule de son espèce. On a longtemps pensé que l'anti-intellectualisme aux États-Unis était un phénomène cyclique. Ce n'est pas l'avis de Suzan Jacoby du Washington Post. Le 17 février 2008, elle écrivait: «La nouvelle mouture de l'anti-intellectualisme n'est pas seulement le retour de la vague, c'est une inondation.» L'ignorance totalitaire n'est pas loin à l'horizon. Nous empruntons cette expression au philosophe espagnol Fernando Savater. Elle désigne l'ignorance qui prépare le terrain pour le totalitarisme. Les Américains les plus lucides s'en inquiètent d'autant plus qu'ils ont mille raisons de croire que le populisme, allié de l'ignorance, s'appuie sur une désinformation habile et efficace. Dans un article paru sur le site de The Atlantic, le 9 novembre 2010, Andrew Sullivan a résumé ainsi la désinformation républicaine lors des récentes élections de mi-mandat aux États-Unis: «Alors que dans le cas du soutien accordé aux banques et à l'industrie automobile, Barack Obama a agi par nécessité, on lui a reproché de suivre un programme politique d'extrême gauche.» Un tel mensonge, martelé selon les procédés de la rhétorique hitlérienne, et combiné avec une ignorance toute prête à s'en rendre dupe, donne des frissons dans le dos. On aura compris que si nous accordons tant d'importance aux États-Unis dans ce dossier, c'est parce qu'ils sont nos maîtres dans une foule de domaines dont les communications: plusieurs de leurs grandes entreprises ont un accès direct et quotidien à nos ordinateurs.
Notes 1-Time Healthland, 20 octobre 2010
2-Une enquête menée en octobre 2010 par les revues Scientific American et Nature auprès de leurs lecteurs, montre qu'une faible majorité d'entre eux seulement croient dans la science dans le cas des médicaments antidépresseurs ou à des phénomènes comme la grippe AH1N1. Or les lecteurs en question devraient être gagnés d'avance à la science, 19 % détiennent des doctorats. Une forte majorité, 87 %, gardent confiance en la science pour ce qui est de l'évolution par exemple, alors que dans l'ensemble de la population américaine 26 % seulement croient que l'évolution explique la diversité des êtres vivants. Ce pourcentage donne une idée assez juste du discrédit dans lequel la science est tombée aux États-Unis. Un discrédit qui ne se retrouve pas dans tous les domaines: l'enquête des deux revues a mis en relief des écarts troublants entre l'Europe et les États-Unis. Dans le cas des organismes génétiquement modifiés, 26% seulement des Européens (lecteurs des deux revues) se disent pleinement satisfaits de la recherche scientifique contre 53 % aux États-Unis.
Lettre de l'Agora, Vol 3 No 2, novembre 2010.
Jocelyne Choquette
Conférencière et coach
Développement personnel et motivation
www.jocelynechoquette.net