Magazine Journal intime

Des Œufs

Par Eric Mccomber
Janvier en Charentes. Je m'assois près de la cheminée. Y a pas de feu, y fait 17 degrés. Il pleut dehors. J'ai à peine le temps d'ouvrir mon livre qu'on m'amène mon assiette en rigolant. Ça fait des semaines que tout le monde se bidonne en m'observant, quand je mange mes œufs.
— Regarde le Canadien, y mange encore des œufs au plat.
Une famille entre, papa, maman, fifille. Tous trois au cellulaire.
— … laisse tomber, michou, avec ton PSG… Y vont jamais y arriver, parce Paris, c'est de la merde, grosse viiiille de merde…
— … alors c'est 40 € pour la mise-en-plis, tu vois, alors je vais attendre pour le chemisier parce…
— … mais alors, il dit qu'il m'aime, ou c'est toi ? Moi, je m'en fous, bon…
— … pas qu'au foot, dans tout, c'est la merde, Paris, vélib, Tour Eiffel, Champs Élysés… Ce qu'y nous gonflent, merde…
— … Sévrine dit qu'y aura une démarque de tous les chemisiers chez Zoup-Zoup…
— … mais attends, j'ai Nicolas sur l'autre ligne, je vais lui demander si il t'aime…
Je mange mes œufs, en lisant un merveilleux livre qui me fait jubiler et danser dans mon fauteuil. Je jouis dans ma coquille, du fond de laquelle me parviennent leurs propos, leur très étrange conversation. Ils se sont installés au bar. Petit blanc, grand-crème, chocolat.
— … sauf que si Auxerre continue comme ça, l'an prochain, je te jure…
— … y faut trop que je change ma coiffure, t'as vu le cover de Elle ? je, je, je…
— … mais c'est elle ou c'est pas elle, la femme de ta vie, ton âme sœur, dis-donc…
À un certain moment, la fille et la mère quittent et un ami du papa arrive. Comme ils se serrent la main, leurs deux téléphones sonnent.
— … oui chérie… moui… Mais prends-le, bobonne… Achète ce que tu veux… mais si… ma chérie…
— … bonjour Nicolas… Non ! Non ! encore l'étudiante… Mais t'es dingue ou quoi ? Tu vas droit en taule, Nico…
— … tu sais comme je t'aime… Fais-toi plaisir… MERDE ! attends, j'ai ma femme sur l'autre ligne…
Je continue à lire. Ils entrent et sortent et entrent. Tous sont là sans y être… Tous parlent à ceux qui n'y sont pas, ignorant ceux qui y sont. Tous se plaignent de ne pas connaître le bonheur. Tous vivent à côté… Ils sont déjà les fantômes d'existences vécues à moitié. Moi je repose mon livre, je ferme les paupières, je me carre les épaules au fond du fauteuil et je bande en pensant au cul d'une morte.
—© Éric McComber

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