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Promesse à la Cour EDH de ne pas expulser un “terroriste” étranger: une épée de Damoclès sur l’Etat (Cour EDH, 18 novembre 2010, Boutagni c. France)

Publié le 23 novembre 2010 par Combatsdh

Renvoi vers le Maroc d’un homme condamné en France pour terrorisme et engagement gouvernemental de non expulsion

par Nicolas Hervieu

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Poursuivi en France pour sa participation aux sanglants attentats de Casablanca du 16 mai 2003, un ressortissant marocain, arrivé régulièrement en France en 1978 à l’âge de onze ans, a été condamné en 2007 à une peine de cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’ « à une peine complémentaire d’interdiction du territoire (ITF) » (§ 8). Il renonça à faire appel de ce jugement du Tribunal correctionnel de Paris mais introduisit une requête en relèvement d’interdiction du territoire. Parallèlement, un arrêté de préfectoral de reconduite à la frontière fixa le Maroc comme pays de renvoi et, après sa libération de prison, il fut conduit dans un centre de rétention. Il déposa à ce moment une demande d’asile qui fut rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), tout comme le fut le référé-suspension initié devant le Tribunal administratif de Versailles contre l’arrêté préfectoral. En 2009, la requête en relèvement d’ITF a également été rejetée en première instance puis en appel par les juridictions judiciaires. Mais entretemps, l’intéressé obtint de la Cour européenne des droits de l’homme une mesure provisoire (Art. 39 du règlement de la Cour) énonçant qu’« il était souhaitable de ne pas [l’]expulser vers le Maroc pour la durée de la procédure devant la Cour » (§ 14). En conséquence, il fut assigné à résidence. Surtout, même si le recours - non suspensif - déposé devant la Cour nationale du droit d’asile est encore pendant à l’heure actuelle, le Gouvernement français a informé la Cour européenne, dans deux courriers des 27 avril et 25 juin 2010, qu’il garantissait que le requérant ne serait pas expulsé vers le Maroc (§ 20).

Saisie d’allégations de violations des articles 3 (interdiction de la torture) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), la Cour européenne des droits de l’homme se concentre uniquement sur le premier terrain pour refuser de condamner la France. Cependant, la Cour souligne que tel n’aurait pas été le cas si les autorités françaises avaient maintenu leur souhait d’expulser le requérant vers le Maroc. A titre préliminaire, la juridiction strasbourgeoise tranche un point intéressant de recevabilité afin de rejeter l’exception soulevée par le gouvernement défendeur. Ce dernier estimait que le requérant n’avait pas épuisé les voies de recours internes (Art. 35.1) puisque, notamment, les recours sur la demande d’asile et la contestation de l’arrêté fixant le pays de renvoi étaient encore pendants. Mais la Cour isole la peine complémentaire d’interdiction du territoire, ordonnée par le juge judiciaire et dont le relèvement a été - dûment mais en vain - sollicité, des deux autres procédures. Il juge que « ces deux voies de recours ne sont pas, en l’espèce, des recours à épuiser au sens de l’article 35 § 1 de la Convention » (§ 37) car elles ne sont pas suspensives (§ 35-36). Ceci est valable, en particulier, pour la procédure de contestation de l’arrêté préfectoral et ce, même si à cette occasion « la juridiction administrative exerce un contrôle sur les menaces auxquelles l’étranger serait exposé en cas de renvoi dans son pays » (§ 36).

Sur le fond, les juges européens rappellent leur position très ferme concernant les expulsions d’étrangers vers un pays où ils risquent de subir des traitements contraires à l’article 3 (v. Cour EDH, 3e Sect. 20 juillet 2010, A. c. Pays-Bas, Req. n° 4900/06 – ADL du 26 juillet 2010). Ainsi, s’il est rappelé qu’ « il est légitime que les Etats contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme » (§ 45), cette considération ne saurait affecter « le caractère absolu de la prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains et dégradants prévue par l’article 3 de la Convention, quels que soient les agissements de la personne concernée, aussi indésirables et dangereux soient-ils » (§ 44). En l’espèce, la Cour relève que « l’ensemble des rapports internationaux sur la situation des droits de l’homme au Maroc s’accordent pour dénoncer les mauvais traitements réservés aux personnes soupçonnées de participation à des entreprises terroristes ». Or, « au vu du profil du requérant, le risque de violation de l’article 3 de la Convention en cas de retour est réel » (§ 46 – un constat identique a été réalisé par le passé s’agissant de l’Algérie – Cour EDH, 5e Sect. 3 décembre 2009, Daoudi c. France, Req. n° 19576/08 - ADL du 3 décembre 2009 – et de la Tunisie – Cour EDH, 2e sect. 24 février 2009, Ben Khemais c. Italie, Req. n° 246/07 – ADL du 25 février 2009. V. catégorie “violation par ricochet” ou “ennemis de la liberté/ terrorisme”). Toutefois, la juridiction strasbourgeoise indique « prend[re] acte de l’engagement du Gouvernement, suite à la décision de l’OFPRA du 5 février 2010, de ne pas expulser l’intéressé » (§ 19 : tout en rejetant la demande d’asile, l’OFPRA indiqua néanmoins qu’ « au regard de son profil, de sa condamnation en France et des risques encourus au Maroc par les personnes arrêtées dans le cadre de la lutte antiterroriste, ses craintes d’être exposé à des mauvais traitements pouvant être qualifiées de persécutions en cas de retour dans son pays peuvent être tenues pour fondées »). La Cour fait donc confiance à cet « engagement de ne pas mettre à exécution la mesure de renvoi » (§ 47) pris par la France pendant l’examen de la requête, ce qui tranche nettement avec la faible valeur que le même juge européen reconnaît aux « assurances diplomatiques » fournies par l’Etat destinataire, tiers à la Convention européenne des droits de l’homme (v. Cour EDH, G.C. 28 février 2008, Nassim Saadi c. Italie, Req. n° 37201/06 – ADL du 28 février 2008). Une telle différence ne saurait surprendre. Car loin d’être naïve, la confiance strasbourgeoise envers un Etat partie tel que la France apparaît pragmatique et peu risquée. En effet, il est souligné que si l’Etat change finalement de position et donc « si la mesure de renvoi devait être mise à exécution, des recours demeurent ouverts au requérant dans le cadre desquels sa situation pourrait être à nouveau examinée. En particulier, il pourrait saisir la Cour d’une nouvelle demande d’application de l’article 39 du règlement » (§ 48). Dès lors, le refus de conclure ici à une violation de l’article 3 mais sous cette condition (§ 48) doit aussi être interprété comme une épée de Damoclès qui pèse sur l’Etat qui serait tenté de ne plus respecter la parole donnée à Strasbourg.

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Le procès de huit hommes soupçonnés d’avoir pris part en France à une cellule d’appui logistique aux terroristes impliqués dans les attentats sanglants de mai 2003 à Casablanca (Maroc), dont le requérant, Hassam Boutagni

Cour EDH, 5e Sect. 18 novembre 2010, Boutagni c. France, Req. n° 42360/08

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Actualités droits-libertés du 18 novembre 2010 par Nicolas HERVIEU

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