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Éloge des frontières, de Régis Debray

Publié le 28 novembre 2010 par Jlhuss

debray.1290891813.jpg Écrire bref et profond, incisif et allègre à l’appui d’une thèse qui ne vous vaudra pas que des amis, rive-gauche comme rive-droite, c’est ce que fait Régis Debray dans son dernier ouvrage au titre encore assez provocateur (mais les choses vont vite) : Éloge des frontières, quatre-vingt petites pages chez Gallimard, où se recueille en cet automne 2010 le texte d’une conférence donnée à Tokyo au printemps.

Quelle est donc cette thèse audacieuse, ces « propos malsonnants » que notre inventeur de la médiologie, ex-guérillero rassis mais à gauche, se serait « abstenu de soutenir à Paris, devant un public français », au risque d’y perdre, dit-il non sans un brin de coquetterie, ce qui lui reste de réputation ? Voici : les frontières -toutes les frontières, matérielles et morales- constituent non seulement un droit de l’homme, mais un devoir et une urgence « pour parer aux mortelles glissades » du tout se vaut.

L’argumentation se développe en cinq parties, on devrait dire mouvements car le discours, et c’est un charme, paraît entrelacer idées et exemples de façon moins rhétorique que musicale. Observons la démarche.

Le premier chapitre, A contre-voie, définit le mirage que Debray veut combattre : «L’humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières. » Et l’auteur d’opposer le rêve d’ « une planète lisse », d’« une Terre liftée, toutes cicatrices effacées », à la réalité  tenace des frontières au sol : « Il ne s’en est jamais tant créé qu’au cours des cinquante dernières années ». Le philosophe, contre « l’intelligentsia post-nationale », nous invite bien sûr à repousser avec lui le « Valium » universaliste pour empoigner ce réel « qui nous résiste et nargue nos plans sur la comète ».

Dans le second chapitre, Au début était la peau, Régis Debray, depuis longtemps en quête d’une sorte de transcendance sans religion, soutient que toute frontière relève du sacré. Séparé / sacré, même étymologie latine. De Caïn à Romulus, de la crypte à l’alcôve, de la ligne bleue des Vosges au garde-corps, à l’ostensoir, à la matrice ou à la peau, se retrouve l’éternel et salutaire désir de  « mettre de l’ordre dans le chaos  en séparant un dedans d’un dehors ». Même si l’on n’oublie pas que la frontière n’est pas le mur , ni la clôture le confinement, le fait demeure qu’il n’est pas de « communauté qui n’affiche ses insignes d’appartenance comme autant de porte-bonheur », surtout  « quand le pronostic vital est engagé ».

L’opposition inaugurale entre les apparences d’une modernité sans frontières et la revanche du besoin d’enceintes, se retrouve au cœur du troisième chapitre, Nids et niches, le retour. D’un côté, « une planète hypercâblée », la « géographie inhumaine » des « stratèges en chambre ou sur écran », une communauté internationale conçue comme « un flasque zombie, alibi rhétorique aux mains du Directoire occidental qui s’en est jusqu’ici arrogé le mandat » ; de l’autre, toutes les « poches d’inadaptés volontaires » sonnant le réchauffement du « besoin d’appartenance » qui a « son thermostat caché » : « Quand on ne sait plus qui l’on est, on est mal avec tout le monde –et d’abord avec soi-même. »

L’avant-dernier chapitre, Clôtures et portails, la montée, prolonge et infléchit la réflexion en suggérant que ce qui délimite, loin d’enfermer, incite à l’évasion ascensionnelle : « Tout site enclos est un appareil à faire monter », car il faut un ailleurs « pour qu’un ici prenne et tienne. » Tout groupe fermé d’appartenance veut être suspendu à « un clou de lumière » -une sainte, un héros, une légende, une carte, des ancêtres, des ennemis- condition indispensable pour qu’une population devienne un peuple , ce que l’auteur condense en cette jolie formule : «Un peuple, c’est une population, plus des contours et des conteurs ».

Dans la péroraison que constitue en somme le dernier chapitre, La loi de séparation, le ton se fait plus mordant, les cibles sont visées sans ambages : tous les rapaces du monnayable , « évadés fiscaux, membres de la jet-set, stars du ballon rond, trafiquants de main-d’œuvre, conférenciers à 50 000 dollars », la liste est longue de tous ceux que hérisse ce qui fait barrage, car « ce sont les dépossédés qui ont intérêt à la démarcation franche et nette ». Mieux dit encore, avec cet art de la formule : « Le prédateur déteste le rempart ; la proie aime bien. » Le « transfontièrisme », précise Debray, c’est l’économisme de « la finance baladeuse », le technicisme du « standard Unicode », l’absolutisme des mouvances fanatiques, l’impérialisme de l’Otan et du devoir d’ingérence. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de mauvaises frontières ? Si, bien sûr. « Toute frontière, concède l’auteur, est remède et poison ». Et de conclure, peut-être naïvement, que « les frontières attendent leur comité d’éthique. Seules les loyales devraient être admissibles : bien en vue, déclarées et à double sens, attestant qu’aux yeux de chaque partie l’autre existe, pour de vrai.» Soit, objectera-t-on, mais les « déloyales », les frontières des Castro, Kim-sung, Than Shwe, Ubu, qu’est-ce qu’on en fait si le devoir d’ingérence est proscrit ? L’ex-compagnon du Che n’envisage pas cela, ce serait un autre ouvrage.

Indifférent au reproche qu’on ne manquera pas surtout de lui adresser, celui de faire le jeu du vilain nationaliste contre le noble « citoyen du monde » cher à Socrate et aux Lumières, Régis Debray trace sa route en intellectuel libre, soucieux d’éclairer la nôtre par les temps sans repères, sans dieu Terme. Si l’on avait apprécié -publié dans « Actu » voilà cinq ans- un article brocardant les misères du décloisonnement , on aimera sur la même thématique, mais centuplé en pertinence et en talent, ce petit livre fort que je recommande d’acquérir pour le prix de deux éclairs au café, ni moins savoureux ni moins vite englouti.

Arion

Régis Debray, Eloge des frontières, Gallimard, 2010

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