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Chapitre 2 : guerre, horreur et ironie à l’état pur

Publié le 04 décembre 2010 par Mpbernet

10 mai 1940. Comme chaque semaine, je suis à Poitiers. A l’heure du déjeuner, nous apprenons que l’armée Corap a cédé à Sedan. Interrogation des étudiants : Qui est Corap ? Et son armée ? Dans l’après-midi, à la fac, on annonce la suspension des cours, on nous demande de regagner nos foyers et aux garçons sursitaires de se mettre en règle avec l’Armée. C’est le début de la pagaille. Pour rentrer de Poitiers à La Roche, je mets plus de vingt heures au lieu des cinq à six habituelles et, pour la première fois, je tiens tête vertement à un Général qui tentait de se replier sur Bordeaux.

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Sur le quai de la gare de La Roche, je rencontre deux personnes. Mon père qui me dit : -Tu es là !! Va vite voir ta mère qui s’inquiète. Et Madame Joussemet :

- Ma petite fille, allez rassurer votre maman et votre tante, prenez une blouse et ce soir, vous prendrez le service de nuit à l’infirmerie de la gare avec Marie Péaud – vieille amie de ma famille. Chose dite, chose faite. La radio commençait à parler des populations qui fuyaient l’armée allemande. A partir du 12 mai, alors que nous attendions les Ardennais dont nous étions le département d’accueil (aucun problème, chacun connaissant son point de chute), nous recevons des réfugiés Belges et de tout le Nord de la France (Pas-de-Calais, Aisne, Oise, Seine-Maritime, Nord…) Dieu merci, ce mois de mai était resplendissant de soleil et de chaleur. L’avenue Gambetta, qui mène à la gare, fut en une nuit remplie de malheureux en attente d’un gîte. En deux ou trois heures, la Croix-Rouge organise une cantine qui fonctionnera jusqu’en 1944. Les services de la Préfecture, les Mairies se montrent à la hauteur de la réputation de la Vendée. Tous les réfugiés furent « casés » dans des familles vendéennes.

Vers le 14 ou e 15, on nous annonce l’arrivée d’un hôpital militaire belge sous 48 heures. Branle-bas de combat, déménagement de l’Ecole Normale de jeunes filles. Habitant à moins de cinquante mètres de chez ma tante, je suis aux premières loges. Nous les accueillons : ils restent une petite semaine puis repartent vers le sud, les Allemands continuant leur avancée. Vers le 20 mai, arrivée en gare de La Roche-sur-Yon d’un train sanitaire anglais qui part en direction de Bordeaux. Le médecin-Chef, comprenant que pour lui, la guerre est finie en France, nous offre tout son matériel à la condition que nous soyons capables de vider le train avant la nuit. Il nous reste cinq heures. Madame Joussemet dit oui, et, en avant ! Parlant bien l’anglais à cette époque, je traduis et nous « soufflons » les Anglais : en quatre heures de travail, nous avons entreposé à Louis Blanc, notre hôpital temporaire installé dans l’Ecole Normale des garçons situé à proximité de la gare, du matériel d’urgence et des pansements dont certains, cinquante ans après et malgré des générations successives de secouristes…sont encore là

Au-delà de la Loire, les Allemands avancent. Nous avons tant à faire que nous n’y pensons pas. Je remercie la Croix-Rouge qui me permet dépasser ce mois de mai, éreintée et totalement dans le brouillard. Car, après la lettre quotidienne, parfois brève et gribouillée…je n’ai pas pensé au danger qui arrivait.

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n 1940 : Dunkerque. L’armée de terre française n’existe plus. Nous avons des traînards que l’on démobilise le plus possible, les malades et les blessés sont transformés en civils. Les Anglais regagnent leur île, protégés par la chasse française. Nos gars sont portés disparus les uns après les autres, mais l’espoir le plus fou demeure…Il faudra bien pourtant un jour ne plus nier l’évidence.

22 juin 1940 : les Allemands arrivent à La Roche-sur-Yon. Tante est bien obligée de reconnaître « qu’elle a bien perdu la guerre ». J’y croirai, disait-elle, lorsque je verrai les Prussiens chez moi. Et elle les a vus. Nous hébergions déjà à la maison neuf réfugiés et ne disposions plus que de notre chambre chacune, du petit et du grand salon. Le service de réquisition allemand visite toutes les maisons. Le « grand » salon est réquisitionné. Je sauve ma chambre en y répandant de l’éther et en affirmant en allemand qu’une personne malade a séjourné là….

Nous voilà donc neuf réfugiés, l’officier allemand dans le grand salon - ce pourquoi mon piano n’a jamais été accordé depuis car il en jouait souvent – et son ordonnance qui lui faisait à dîner dans la cuisine que nous partagions déjà avec trois autres personnes. Tante a alors déclaré sa guerre personnelle à ses occupants. L’ordonnance, qui par surcroît s’appelait « Schlecht » (Mauvais), a fait manger à son officier des pommes de terre non lavées sautées au beurre (sic) sur les conseils de « die alte Frau ». En outre, toute la maisonnée eut droit à de copieux petits-déjeuners aux frais du Grand Reich. Yves, qui avait 16 ans, apprenait au pauvre Schlecht que les bananes se mangeaient avec la peau, les cerises et les pêches avec le noyau, et ça marchait ! Les fibres des peaux de bananes ont dû être bien utiles… Mais en ce 22 juin aussi, Guy a tempêté et pleuré pendant deux heures, puis est sorti en déclarant :

- Maintenant, il faut les renvoyer chez eux !

Et il rentra le soir avec son premier ceinturon avec révolver, récupéré dans un café de la ville. Ce qui est le début d’une longue histoire, riche de péripéties extraordinaires, qui s’est terminée en septembre 1944 lorsque les gars de l’Armée Secrète de la Vienne sont venus en Vendée pour chasser définitivement les Allemands et tenir la poche de Saint-Nazaire. Cette Armée Secrète dont notre cousin Petit était le patron dans la Vienne. Officier de carrière, il était alors le Colonel Claude et Guy, requis pour l’Allemagne et parti en direction de Cologne, s’était « trompé de gare » à Paris et avait rejoint Montmorillon, situé en zone non-occupée. Nous voilà donc sous la botte germanique. Nous apprenons que 21000 Vendéens sont prisonniers et, à la Croix-Rouge, un intense travail commence pour tenter d’avoir des nouvelles et faire passer des messages. Septembre arrive. La fac nous convoque et nous passons nos examens en octobre. Je suis reçue, prends mes nouvelles inscriptions mais conserve toujours le même emploi du temps fou : lundi, mardi et mercredi à Poitiers, le reste de la semaine à La Roche et travail à la CRF.

Pour moi, c’est toujours le grand silence. Je n’ai pas le temps d’y penser ni de pleurer, cela viendra plus tard. Pendant les années 1941, 42 et 43 : je continue et finis ma licence et commence mon diplôme d’infirmière Croix-Rouge qui me vaudra plus tard (en 1948), au vu de mes états de services, l’équivalent du diplôme d’Etat d’Infirmière et d’Assistante Sociale. Ce qui correspond en fait à cinq années d’études après le Bac. C’est un travail intense à la Croix-Rouge : titulaire d’une carte d’identité spéciale et d’un Ausweis de nuit pour la zone interdite – la côte – je les perds régulièrement. La grosse excuse consiste à déclarer que les papiers ont été malencontreusement lavés avec ma blouse ou mon tablier. Chaque fois, je me rends à la Kommandantur, installée au collège Saint-Joseph, à deux pas de la rue Victor Hugo et de la Croix-Rouge, voir le même vieux Feldwebel. Il est dupe au début, puis, après la mort de son fils sur le front russe, m’aurait donné tous les papiers possibles car nous parlions allemand ensemble. Il règne alors à la Croix-Rouge une forte activité en faveur des prisonniers. On met en place un centre de libération. Et il y a aussi les premières arrestations de résistants.

Guy a été arrêté par la police française au soir du 31 décembre 1940, pour avoir lacéré des affiches de Pétain. Heureusement, une intervention rapide du Procureur de la République a permis, en deux heures, sa libération, et il n’a pas été remis aux Allemands…J’avais fait un sacré cinéma à la Mairie !

Je commence en 1941 à aller à la prison avec Madame Joussemet. Nous portions alors le voile et la cape bleu-marine avec de grandes poches intérieures, qui nous ont beaucoup servi. L’armée allemande a rapatrié à La Roche un camp de prisonniers de guerre sénégalais qui mouraient comme des mouches en Germanie. Ils furent installés dans les baraquements du Cours Henri IV quelques mois avant d’être libérés. On ne compte plus le nombre de « farces » qu’ils ont pu, avec notre complicité, faire au Grand Reich ! Les « Sénégalais » retournent ensuite chez eux, la plupart en Haute Volta dont ils sont originaires.

Nous recevons ensuite des Indochinois, encore plus malins et filous que les Sénégalais. Ils décident brusquement de tous se faire baptiser, de faire leur communion et leur confirmation et demandent à la Croix-Rouge d’intervenir auprès de Monseigneur Cazeaux pour obtenir une cérémonie solennelle. Celui-ci, toujours prêt à accomplir quelque chose pour contrer l’Allemagne, accepte et nous vivons alors une journée extraordinaire : le délire à l’état pur ! L’évêque en grande tenue, les chanoines, les filles de la Croix-Rouge en grand uniforme, et au milieu, quelques Allemands ne sachant pas trop quoi en penser, surtout lorsque le Chef du camp vient leur expliquer avec de multiples courbettes que le déjeuner est réservé aux seuls catholiques. Dupes ou pas, les Allemands se retirent, et nous avons fait un excellent repas ! C’était le bon côté des choses.

Mais l’Amérique vient d’entrer en guerre, les bombardements sur l’Europe commencent. Les Anglais font un excellent travail, du travail d’orfèvre. Ils ont ainsi bloqué les portes de la base sous-marine de Saint-Nazaire sans dommages collatéraux ; les Américains voyaient « grand » et bombardaient « large ». A Nantes, il y eut 5000 morts en trois vagues et tout le centre de la ville fut détruit. Ce fut aussi mon baptême du feu. Depuis 1943, j’occupe le poste de directrice des secouristes à la Croix-Rouge. C’est une activité qui me passionne car elle étend considérablement le champ d’action de la Croix-Rouge traditionnelle. Je deviendrai, dans les années qui vont suivre, moniteur et instructeur, ce qui me permettra plus tard de devenir la « mère du secourisme » en Afrique Noire. Mais ceci est une autre histoire… En septembre, les équipes Croix-Rouge et les pompiers de La Roche sont appelés en renfort à Nantes : c’est l’horreur.

bombeNantes
J’étais chef d’équipe. Mais je n’ai tenu que grâce au grand-père Places, lieutenant de pompiers à La Roche, qui commandait les Vendéens et me dit : « Jacqueline, ce n’est pas le moment de flancher ! » Je n’ai pas flanché mais cela fut très dur. Plus tard, j’appris de mon oncle Poirier qui travaillait à la morgue, comment on établissait les statistiques : Un mort = deux pieds, deux mains et une tête. Aucune famille n’eut le droit de venir reconnaître les siens.*

Entre-temps avait eu lieu la rafle des Juifs. Je ne sais pas comment nous avons appris, à la Croix-Rouge, que cette rafle aurait lieu le lendemain matin. Madame Joussemet et moi avons passé l’après-midi à prévenir les vingt trois familles juives de La Roche-sur-Yon. Une seule, les Akriche, nous a crues. Ils sont partis dans les deux heures. Les autres, non. Tous ont péri dans les camps, à l’exception d’un des frères Akriche.

Les mois passent, nous arrivons en 1944. Maman est fatiguée. Elle se fait un souci énorme pour Guy, bien que nous recevions des messages de « cousin Antoine ». Je suis allée plusieurs fois à Montmorillon chez Georges le voir et porter différentes choses. Une nuit, tandis que je dors paisiblement, Georges me secoue : « Prends ton sac, tu vas chez des voisins ! » Mon lit est alors occupé par un parachutiste américain abattu près de Rennes et doué d’une veine insolente : sans savoir parler français, il a réussi à échanger auprès d’un paysan son uniforme contre des vêtements civils, à traverser le ligne de démarcation à Chauvigny où il a tapé à la bonne porte entre deux mauvaises, pour arriver chez Georges, à Montmorillon. Il était roux, très grand, et il fallait vraiment de la bonne volonté pour ne pas penser à un Américain. Le lendemain, il fut gratifié d’une carte d’identité avec, pour signe particulier : sourd et muet.

Je travaille de plus en plus à la Croix-Rouge. Je suis maintenant infirmière et j’ai des tas de responsabilités. Le printemps 1944 est curieux. On vit dans l’attente d’un débarquement allié. Depuis longtemps déjà, tout le monde écoute la radio de Londres et, parmi quelques vérités, circulent des tas de « bobards ». Le 5 juin, on entend enfin le message « les sanglots longs… ».  Et le 6 au matin, c’est l’allégresse, avec, toutefois, des taches sombres. Oradour, Cerizay…. Nous savons en Vendée que si le débarquement échoue à cette heure en Normandie, il sera pour nous, entre Noirmoutier et Yeu à la prochaine marée favorable. Nous suivons fébrilement l’avancée des Alliés, tout en restant toujours occupés. La Roche n’est libérée que le 17 septembre, près d’un mois après Paris.

Les Allemands partent une première fois vers le 10, laissant aux bons soins de la Croix-Rouge 80 blessés, brûlés au mazout. Nous les nettoyons. C’est à peine fini que les Allemands reviennent les chercher, en espérant passer avec les ambulances. Ils ne peuvent passer les lignes et embarquent aux Sables d’Olonne. Le bateau est coulé par la RAF. Il nous reste quatre grands blessés, dont l’un atteint d’une hernie au cerveau. Pour faciliter les choses, il ne parle aucun langage connu. Nous les soignons pendant trois mois, puis l’autorité militaire française les prend en charge. Nous serons définitivement libérés par les gars de la Vienne, placés sous les ordres de Georges, le « Colonel Claude ».

Rentrant de la Croix-Rouge vers 17 heures, je vois des militaires français sur la place Napoléon. Je suis en uniforme. Je leur demande d’où ils viennent. Le capitaine Martin, qui sautera plus tard sur Arnhem et y restera, me dit

- De la Vienne. Nous sommes sous les ordres du Colonel Claude.

- Ah bien, c’est mon cousin !

-Alors, vous êtes la sœur de Raballand !(le nom de guerre de Guy).

Je file prévenir la famille ! Maman a la grande joie de revoir Guy en libérateur et Tante Rosalie celle d’improviser un dîner – elle adorait ça – pour une dizaine de garçons particulièrement affamés. Nous commençons à accueillir des prisonniers rapatriés et la Croix-Rouge met ses infirmières sur le pied de guerre pour le rapatriement outre-Rhin. La santé de Maman est de plus en plus précaire. J’hésite à partir, mais elle me dit que je dois faire mon devoir. En avril 1945, je suis mise à la disposition de la Mission CRF pour le Rapatriement.

A suivre….

* N.B : Dans son ouvrage " Nantes sous les bombardements " (Éditions du Fleuve, Nantes, 1946, page 45) , Paul CAILLAUD annonce la disparition de 1463 personnes réparties comme suit :

· corps identifiés masculins : 601

· corps identifiés féminins : 601

· corps non identifiés : 141

· disparus masculins : 53

· disparus féminin : 67


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