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Oraisons funèbres...

Publié le 10 décembre 2010 par Perce-Neige
Oraisons funèbres...Ecrire pour apprivoiser ses rêves ? Pas toujours, mais parfois… Les romans de Bernard Lamarche-Vadel me font régulièrement l’effet d’une brusque résurgence onirique profondément dérangeante. Peut-être, parce que je soupçonne l’auteur d’avoir volontairement omis d’en révéler tout à fait le sens ? Laissons reposer, en paix, Bernard Lamarche-Vadel, pour vous donner à lire, tout de même, cet exemple, extrait de « Tout casse » (Ed. Gallimard) (préférer une nuit de pleine lune et de grand vent quand les volets claquent par intermittence… Vous voyez le genre !) :
Après que je me suis couché, toute la nuit durant, les chiens aboient. Relisant Bossuet comme je le relis chaque soir - les Oraisons funèbres -, noirceur autour de la maison, interrompue uniquement dans mes alentours par la lampe de chevet sur les pages, j'entends le premier aboiement du côté du verger et c'est une chienne. Si je ne sais pas toujours reconnaître lequel entre tous mes chiens aboie, par contre j'en distingue aussitôt le sexe, surtout de nuit où le son se propage avec une définition supplémentaire. La voix de la chienne chez les basrouges est une clameur claire et répétée à laquelle se mêlent des grondements sourds qui suivent chaque aboiement. Conformément à son plus fort poids le mâle a la voix plus grave, mais aussi plus lente, en outre il aboie ou il gronde, mais il n'alterne pas les deux systématiquement. La nuit venue, où l'oreille est maîtresse de la garde des lieux, je remarque que ce sont toujours les chiennes qui donnent l'alarme; l'une aboie, sans doute plus âgée, plus expérimentée, dont la condition maternelle a aiguisé l'ouïe dans l'instinct de défendre ses chiots, une autre lui répond. Cette fois, l'aboiement se produit à la lisière du bois de sapins et j'imagine de mon lit les grands corps noirs dont les ombres trottent sous les longues ramures aux aiguilles. La lune doit piquer à chacun un bouton blanc sur la truffe et dans les yeux, sur la vivace humidité. Du verger à la sapinière, c'est-à-dire sur toute une longueur de la propriété qui fait front aux collines, les chiens s'entraînent mutuellement dans une interpellation collective de la nuit. À entendre les jappements brefs des chiennes et l'aboiement lent et enroué des chiens, il n'y a nulle présence immédiate, point d'intrus et encore moins de danger. Juste un phénomène anormal et invisible pour le groupe qui lui paraît suffisant pour justifier de démontrer sa présence. Je me lève. À la fenêtre de ma chambre qui donne sur la cour centrale, dans le faible éclairage d'une demi-lune je distingue néanmoins la présence intermittente de chiens sur le gravier d'entrée. C'est une habitude de la vie en meute que certains soient aux frontières pour défendre leur territoire d'éventuels assaillants tandis que d'autres sur le porche de la maison préviennent de l'anomalie détectée par les premiers. Entre les sentinelles et les défenseurs, la nuit, les plus jeunes sujets vont et viennent, flairant les bosquets, passant sous les arbres, inspectant les longues allées du potager, l'air rempli d'aboiements dressés en gerbe sur toute l'étendue de la propriété. Passant sur le palier y ouvrir une fenêtre afin que la chaleur n'envahisse pas ma chambre gardée close pour que la température y .soit supportable, je crie les noms des guides de la meute. L'ayant soustraite du tiroir de ma table de nuit, je promène l'éclairage d'une lampe de poche sur le gravier blanc. Aussitôt les aboiements décroissent, dès que les chiens s'approchent de la cour, j'entends leurs pattes qui frottent l'herbe en fin de course avant d'aboutir sur le gravier projeté autour de chaque corps qui vient freiner en haletant sous ma fenêtre. À cette distance, grâce à la lampe je commence à reconnaître l'identité de chacun, tout mon peuple s'est réuni, oreilles droites, les queues battent l'air chaud, les chiens têtes levées vers leur maître jappent encore parfois plus qu'ils n'aboient en tournant les uns contre les autres. Pointant la luminosité sur chaque gueule, je constate l'excitation du groupe, chacun tire entre ses solides crocs une large langue rose sur laquelle glisse une écume. Sur tous, à voix basse, je prononce des mots d'apaisement et des mots de protection; les queues fouettent davantage l'espace derrière chaque chien, le silence est complet, j'ordonne que l'on se couche. Comme à regret, les têtes d'abord se baissent puis les arrière-trains plient, enfin les chiens allongent devant eux leurs longues pattes gantées de feu. Sous la luminosité réduite de la lune et celle de ma lampe, sur le gravier blanc de la cour, la meute dispersée semble un champ d'énormes pustules noires. Je me recouche. Plus tard le vacarme reprend, je n'ai pas le courage de siffler les chiens, au contraire je somnole toute la nuit dans la douce satisfaction d'entendre ceux que j'aime établir par leurs voix grondantes les dimensions du territoire où ils me gardent.

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