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Brasil 13

Par Montaigne0860

12 septembre 2010  

… et le dernier jour arrivant, arpentant l’allée des cocotiers aux accents sifflés contre la brise océane, à deux pas de ma chambre, j’entends o meu filho qui m’appelle (en réalité il se balance dans un hamac à deux pas de moi avec la Reine des Lieux) : « Tu n’as rien vu du Brésil. On va louer une voiture pour aller ailleurs. » Je pense dans ma vieillotte langueur petite bourgeoise que je consacrerais volontiers ce dernier jour à rassembler mes esprits, mes affaires, mes souvenirs, et comme je vais paresseusement objecter mon vieil âge et l’incuriosité (mensonge partiel !), il lève les objections d’un mot : « Mais le Brésil, enfin, c’est un pays énorme… qu’au moins une fois, tu sois sorti de ton bled ! » J’entends son propre ressentiment envers la cité aux remparts-cathédrale où je l’ai retenu à l’adolescence, lieu trop étroit pour sa saine révolte sans doute, tandis qu’une autre voix toute de raison me souffle au contraire qu’il a su faire de ce microcosme peuplé de gens simples et normés, un champ d’expériences utiles pour la vie, chaque quartier de métropole n’étant après tout que l’équivalent de la cité française où il a grandi, avec vélo, télé, vidéos, jeux et conversations où la chaleur compte davantage que le sens ; je ne parle même pas des études qui furent ce qu’elles sont toujours pour les esprits vifs : un lieu de langueur à hurler. Je repasse dans mon esprit les tempéraments de ses amis d’alors : même dans ce goulet suant la rancœur qu’est toute province, il a su dénicher une collection d’oiseaux rares, visages vifs à l’irrespect bien tempéré, personnages tous bien élus. Je songe que dès qu’il revient dans la cité cathédrale, le téléphone ne cesse de sonner … constance des amis qui, tout bien pesé, ont autant que moi besoin de sa présence. D’aimé il est devenu aimant : celui qui attire, celui qui donne à tout va. Mon esprit dispute pour savoir si le passage du participe passé au participe présent n’est pas en fait le résumé idéal d’une enfance et d’une adolescence saines et puis je ne sais pas… je crois que je suis interrompu dans mes rêveries par un départ précipité.
Nous allons chez le loueur et nous voilà partis à cahoter longtemps sur les chemins. Parfois nous avons un tronçon de route, mais l’essentiel se fait cependant sur des voies rouge ocre que le soleil écrasant fait basculer selon les ombrages laqués vert du côté de la nuit provisoire où le gris le dispute au brun sang : si la terre avait été noire comme chez nous, l’éclat du vert en eût été diminué.
J’entends en sourdine : « Dis, quand reviendras-tu ? » La voix pointue de la chanteuse ajoute à la nostalgie de ce que je considère comme un ultime voyage au pays du toujours beau. Curieusement je vois la partition, le fa mineur, le rythme lent par trois, l’âme qui se brise dans le temps où la voix fend l’air, l’aigu à peine supportable de l’enfant qu’elle fut, qu’elle remime à mort dirait-on, chaque note au bord du gouffre, chaque syllabe éclatant, buée éphémère, contre la vitre qui nous sépare d’elle et dont il ne nous reste pour viatique que la mélancolie bleue, instable, fragile, inoubliable, qui éclate soudain dans un bris sangloté, comme la sonnette du narrateur de la Recherche.
Au bout d’un long chemin, nous trébuchons sur un petit village de cahutes à l’équilibre plutôt heureux, quelques voitures, et je me souviens avoir murmuré pour moi-même : ce n’est pas possible ! Je m’attends dans cette splendeur à voir surgir Nausicaa, le sable est si tendre, si blanc qu’on croit progresser sur l’or tant le soleil blondit les plages. Je m’arrête. Aucun autre son que l’éclatement des vagues ; il y a bien au loin quelques vivants qui boivent, mais ils ont l’air d’être là pour faire vrai. Derrière nous le rideau d’arbres est accolé à des falaises de grès où le rose et le mauve s’échangent, le rose dominant là-haut mais s’effaçant avec élégance dès qu’une ombre se forme, si bien que le mauve s’étale en larges masses dès que le regard tombe. La peine est belle, on progresse au paradis et nous allons résolument jusqu’aux vagues peu farouches, les corps vont rouler longtemps sous les rayons humides, salés, et la tension du corps balancé, déposé sur le dos, légère agitation des bras pour demeurer au roulis et couler sous les ressacs, instant où l’on ne vit plus comme un homme, comme une bête plutôt, me voilà défait de mémoire, moi qui crevais de nostalgie, la conscience se suspend comme le corps au-dessus des flots, sans efforts, et même les rayons auxquels je me suis habitué tout ce temps de septembre ne me gênent qu’à peine au bord des cils mouillés. Le temps coule, passe, file et la machine humaine soudain s’en fiche ; la scène n’est pas à rire, elle est au contraire d’un sérieux modeste, austère, où le corps se dit à lui-même : je suis un être qui va et alors ? Parfois dérangé par un courant plus chaud, les reins obligent à décaler les sensations, hasards du roulis auquel on pardonne la variété tout en songeant que ce serait bien beau si cela pouvait durer et encore durer.
Il faut sortir des eaux (nous ne sommes plus des embryons) et la mémoire revient et la nostalgie qui lui fait cortège : demain, où seras-tu ? La voix de Barbara revient un court instant, un piano joue quelque part puis une voix me relaie : quelque part à des milliers de mètres au-dessus du même océan, je franchirai sans mérite l’équateur et le tropique puis la nuit courant vite, je retrouverai le froid de nos saisons. Mon corps s’extrait machinalement de l’océan et de la solitude bercée je retourne à l’état naturel du bipède, je me sèche, m’assieds à l’écart, tandis que les jeunes mariés se pressent sur la grève dorée, sans un mot. Apprendre à vivre seul, c’est emplir son esprit de présences qui ne sont pas. J’erre au hasard vers la falaise qui m’appelle et sans que je le veuille, les formes bosselées, travaillées des eaux, me semblent un temple oriental, blocs lisses, bases semblables à des pattes d’éléphant grossièrement sculptées, des visages s’esquissent lorsque le regard monte, je devine un sourire, des yeux ombrés, un nez et voilà Angkor qui m’apparaît, du Cambodge au Brésil j’élabore ce temple lourd à partir des ombres et des plaques de lumière rose, comme si l’océan s’était sculpté verticalement avec ses bosses agitées et son poids monstrueux. L’eau, la pierre, la main des hommes ; la triade de nos rêves dort là dans ce décor d’une plage parfaite dont je me dis : jamais plus je ne la verrai.
O meu filho et la Reine des Lieux me hèlent ; on repart. Traversée renouvelée de chemins mystérieux, le pauvre véhicule tressaute comme il peut, je m’accroche à la poignée arrière, contemple longtemps les nuques fines des enfants du monde qui me conduisent ; tours et détours dans une forêt crépitant à travers les vitres baissées où l’on capte partout la présence lointaine de l’océan magique.
L’autre plage est aussi belle que la première, mais les baigneurs sont si nombreux que la vie primitive en est absente. Des cabanes de pêcheurs bordent l’énorme baie où deux bateaux à voiles s’ancrent fermement sur les vagues qui contrairement à l’autre baie roulent en torrents éclatants ; je comprends que les baigneurs, souvent des surfeurs, viennent en foule jouer les équilibristes sur les crêtes des rouleaux qui enragent de s’abattre aux arrondis des plages. Nos vies sont figurées par ces hardis promeneurs qui pour un instant s’élèvent au-dessus de notre condition se laissant porter par la violence régulière des lames lointaines qui accourent à nos pieds. Ils dansent un long temps (qui leur paraît sûrement bref) sur le dos de la nature en marche, se dressent la mer aux poings, jouent les Poseidons, on croit les voir brandir le trident, et au bord du plaisir absolu les voilà catapultés dans l’effondrement blême, moussu, planche par-dessus tête : alors ivres du sel et du mythe, ils repartent vers le large, avides de retrouver le plaisir d’être un dieu sur la crête des vagues.
L’eau est si douce qu’on est étonné d’en goûter le sel que l’on recrache voluptueusement après être passés sous la douche de l’écume féroce qui nous plaque sur la grève. Je crois qu’ensuite, enveloppé de nostalgie, après avoir contemplé les amoureux, je m’endors vraiment, abandonné au rêve d’un pays où l’on a l’impression d’être un peu éternel tant la chaleur nous pétrifie la peau vaguement dorée comme le sable. Au réveil, je vois des serveurs qui portent des langoustes chaudes dans des plats blancs, la faim me prend et justement, à l’instant, o meu filho me tend une crêpe roulée. Des mercis, des sourires, je comprends qu’il a dû me secouer pour me réveiller. « Tu parlais dans ton sommeil – Et je disais quoi ? – Mon pays, mon pays ! ». Sourires. « Tu le reverras demain, ton pays », dit-il sérieusement. Je fais oui de la tête, le remercie, mords dans la crêpe en observant du coin de l’œil la Reine des Lieux qui rit en s’adressant à o meu filho. Ils sont assis là, face à face sur leurs jambes repliées sous eux, vrai portrait paysage qu’on devrait photographier ; une fois de plus l’appareil est trop loin, tant mieux, tant pis ; le vent soulève le châle bleu de la Reine qui lui fait une traîne étirée à mi hauteur. On entend tout à coup approcher un claquement régulier ; je me retourne, c’est un cavalier fonçant contre le vent, les pas du cheval accrochent des gouttes d’écume, la crinière est blanche et flotte entre les rênes tenues fermement, c’est le galop du plaisir de vivre, le rêve matérialisé des chevaliers sur fond de bateaux à l’ancre. Décidément, jusqu’au dernier jour, j’aurai eu l’image des conquistadores. Au rebours des meurtres qu’ils supposent, on goûte la paix ; la paix, ce temps étonnant de l’histoire qui arrive maintenant, que personne ne voit et que l’on sent cependant partout où je demeure ; j’ai beau savoir qu’il n’en est rien, comme je sais que la terre tourne, je pense à la paix, moi, l’enfant d’après-guerre échoué sur une plage apaisée et tranquille, civilisée ; je ne crois pas que la guerre reviendra jamais, ni ici, ni chez moi, et que nous avons une chance étonnante de traverser ainsi les décennies qui nous sont accordées, temps où nous sommes libres et ivres et où l’on peut vivre droit, presque sans ruse.
Ma vie, ta vie, mon enfant, mes enfants, demain je m’envolerai comme les condors qu’on devine là-bas au-dessus des falaises, tu me laisseras sur le tarmac, tu entoureras de ton bras les épaules de l’épousée, puis tu iras à Londres, la Reine des Lieux t’y rejoindra, et moi partout où j’irai dans ma province, j’aurai en mémoire un Brasil rutilant, neuf comme vous, mes enfants, et chaque fois qu’un nuage passera dans mon ciel, c’est-à-dire tous les jours, je lui opposerai vos sourires, votre courage et les arbres vert cru, la terre rouge, les plages aux flots émeraudes et vos bras passés autour de mon cou au moment des adieux.


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