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Boukharine contre l’économie bourgeoise

Publié le 10 décembre 2010 par Les Lettres Françaises


Boukharine contre l’économie bourgeoise

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Plusieurs figures sont associées à Nicolaï Boukharine (1888-1938) : celle d’un brillant jeune bolchevik, ami de Lénine et « enfant chéri » du parti ; celle du responsable soviétique théoricien de la NEP, marginalisé lors de la collectivisation imposée par Staline ; celle de la victime des procès de Moscou, durant lesquels il fut un des rares accusés à se montrer combatif, au point de ridiculiser à plusieurs moments ses accusateurs. Un autre Boukharine existe toutefois : le théoricien marxiste particulièrement féru de questions économiques. Nous attendons d’ailleurs toujours en français la traduction de ses derniers écrits, rédigés en prison avant son exécution : un récit autobiographique (Comment tout a commencé), une défense de la culture humaniste et socialiste contre le fascisme (le Socialisme et sa culture) et une suite de réflexions philosophiques (Arabesques philosophiques). À défaut, la réédition d’un des premiers ouvrages de Boukharine, rédigé en 1914, l’Économie politique du rentier, va permettre de redécouvrir le théoricien marxiste et notamment l’économiste.

On a souvent reproché son titre au livre de Boukharine. Ce titre est effectivement énigmatique : qu’est-ce qu’une « économie politique du rentier » ? Le titre est d’autant plus étrange que l’ouvrage de Boukharine est en fait une critique des thèses de l’économiste autrichien Böhm-Bawerk, aujourd’hui quelque peu oublié, dont il avait suivi les cours à Vienne avant la Première Guerre mondiale. Si Boukharine s’est imposé la tâche de se plonger dans les théorisations de Böhm-Bawerk, c’est qu’il avait jugé que leur critique était indispensable. En effet, l’économiste autrichien était alors une des figures de proue de la « révolution marginaliste » en économie qui se proposait de remplacer une fois pour toutes la théorie de la valeur travail développée par Ricardo et Marx par une théorie entièrement subjective de la valeur, fondée sur le point de vue du consommateur et de ses besoins. Ce renversement de point de vue qui fait de la production une annexe de la consommation correspond, selon Boukharine, au point de vue d’une catégorie sociale alors en expansion, la catégorie des rentiers, entièrement coupés des processus productifs. De nos jours les « tondeurs de coupons » n’apparaissent plus sous l’expression de « rentiers » mais la réalité de la spéculation boursière et le pullulement des institutions financières nous signalent que le constat de Boukharine n’a rien de dépassé.

Dans sa préface à la réédition de l’ouvrage, Michel Husson constate que, à plus d’un siècle de distance, le discours de Böhm-Bawerk apparaît comme un galimatias sans intérêt scientifique. La reconstitution minutieuse de cette argumentation de Boukharine ne plaide pas en faveur du marginalisme : Böhm-Bawerk accumule les fameuses « robinsonnades » tant décriées par Marx, les approximations historiques, les imprécisions lexicales et les paralogismes. En face, les critiques et les répliques de Boukharine témoignent d’une grande clarté de pensée et d’analyse. Elles sont, par ailleurs, beaucoup moins marquées par le schématisme et le déterminisme qu’un autre ouvrage de Boukharine, critiqué en leur temps par Gramsci et Lukacs, la Théorie du matérialisme historique. C’est sans doute que Boukharine excelle avant tout dans le champ économique.

Malgré les critiques formulées par Boukharine, mais aussi par d’autres marxistes, lors de la révolution marginaliste, les principes de cette dernière sont devenus dominants chez les économistes sous la forme de « l’école néoclassique ». Sans doute pour parer aux critiques de l’époque, elle s’est dotée d’un arsenal mathématique sophistiqué et forcément intimidant. Mais ses fondements logiques et intellectuels ont déjà été démontés, point par point, dans ce livre à relire.

Baptiste Eychart

Nicolas Boukharine, l’économie politique du rentier.
Critique de l’économie marginaliste.
Avant-propos de Michel Husson. Préface
de Pierre Naville. Édition Syllepse, 2010.

Décembre 2010 – N°77



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