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"Eloge de la lecture et de la fiction" de Vargas Llosa, Prix Nobel de Littérature

Publié le 13 décembre 2010 par Francisrichard @francisrichard

Le 7 décembre 2010, Mario Vargas Llosa [la photo provient d'ici], écrivain péruvien, prononce à Stockholm son discours d'acceptation du Prix Nobel de Littérature. Il ne s'agit pas d'un discours convenu comme on va le voir. Est-ce pourquoi la presse romande lui a fait aussi peu d'écho, pour ne pas dire qu'elle a observé à son propos un silence assourdissant ? 

Le lauréat 2010 a intitulé son discours ici Eloge de la lecture et de la fiction. Et, effectivement il fait d'abord l'éloge de la lecture puis de la fiction dans sa conférence Nobel.

Très tôt, le petit Mario, pour qui l'apprentissage de la lecture est ce qui lui est arrivé de plus important dans la vie, lit des romans d'aventure écrits par Jules Verne, Alexandre Dumas et Victor Hugo :

"La lecture transformait le rêve en vie et la vie en songe, en mettant à la portée du petit bonhomme que j'étais l'univers de la littérature."

Ses lectures ont eu pour effet de lui donner envie d'écrire à son tour, pour, en quelque sorte, "prolonger dans le temps [...] les histoires qui avaient rempli [son] enfance d'exaltation et d'aventures."

Mais écrire des histoires n'est pas chose facile. Heureusement qu'il existe des maîtres en littérature, tels que Flaubert, Faulkner, Martorell, Cervantès, Dickens, Balzac, Tolstoï, Conrad, MannSartre, Camus, Orwell, Malraux, pour lui apprendre, chacun à sa manière, les ingrédients qu'une oeuvre littéraire digne de ce nom doit comporter :

"Si je convoquais en ce discours tous les écrivains à qui je dois un peu ou beaucoup, leurs ombres nous plongeraient dans l'obscurité."

Quel meilleur moyen, pour le lecteur comme pour l'écrivain, de protester contre les insuffisances de la vie que la fiction ?

"Celui qui cherche dans la fiction ce qu'il n'a pas exprime, sans nul besoin de le dire ni même de le savoir, que la vie telle qu'elle est ne suffit pas à combler notre soif d'absolu, fondement de la condition humaine, et qu'elle devrait être meilleure. Nous inventons les fictions pour pouvoir vivre de quelque manière les multiples vies que nous voudrions avoir quand nous ne disposons à peine que d'une seule."

Les régimes d'oppression redoutent bien évidemment les oeuvres de fiction et ne se gênent pas pour les censurer et pour surveiller les écrivains indépendants. Car les fictions peuvent devenir séditieuses "quand le lecteur compare la liberté qui les rend possibles et s'y étale, avec l'obscurantisme et la peur qui la guettent dans le monde réel." 

Qu'est ce qui tisse des liens entre les hommes de tous les continents sinon la bonne littérature ? Qu'est-ce qui nous a tirés de la vie sauvage et nous a rapprochés "de la vie belle et parfaite simulée par la littérature" sinon la démocratie libérale, malgré toutes ses insuffisances ?

Dans sa jeunesse Vargas LLosa a été marxiste. Ses yeux se sont dessillés quand Cuba s'est aligné sur le modèle de Moscou, quand des dissidents ont fait connaître au monde le Goulag, quand les chars du Pacte de Varsovie sont entrés à Prague et quand il a lu Raymond Aron, Jean-François Revel, Isaiah Berlin et Karl Popper :

"Ces maîtres furent un exemple de lucidité et de hardiesse quand l'intelligentsia de l'Occident semblait, par frivolité ou opportunisme, avoir succombé au charme du socialisme soviétique ou, pire encore, au sabbat sanguinaire de la révolution culturelle chinoise."

C'est à Paris, en cherchant à s'inspirer des lieux où vécurent Balzac, Stendhal, Baudelaire, pour devenir un véritable écrivain, qu'il découvre la littérature latino-américaine. Il lit Borges, Octavio Paz, Cortazar, Garcia Marquez, Fuentes, Cabrera Infante, Rulfo, Onetti, Carpentier, Edwards, Donoso. Depuis cette époque l'Amérique latine a progressé :

"Nous souffrons de moins de dictatures que naguère, sauf à Cuba et au Venezuela, prêt à l'aider, ainsi que dans de pseudo-démocraties populistes et grotesques, comme celles de Bolivie et du Nicaragua." 

Vargas Llosa a vécu à Paris, Londres, Barcelone, Madrid, Berlin, Washington, New York, au Brésil et en République Dominicaine. D'être citoyen de monde n'a pas affaibli en lui les racines qui le rattachent à son pays natal qu'il aime, spontanément :

"Le Pérou, je le porte dans mes entrailles parce que j'y suis né, que j'y ai grandi et m'y suis formé, et que j'ai vécu là ces expériences d'enfance et de jeunesse qui ont modelé ma personnalité, forgé ma vocation, et parce que c'est là que j'ai aimé, haï, joui, souffert et rêvé. Ce qui s'y passe m'affecte davantage, me touche et m'exaspère plus que ce qui se produit ailleurs."

Il a failli perdre sa nationalité lors de la dernière dictature parce qu'il avait demandé que soient infligées à son pays des sanctions diplomatiques et économiques. Il a cette attitude à l'égard de toutes les dictatures qui représentent pour lui "le mal absolu pour un pays" : 

"Il est déplorable que les gouvernements démocratiques, au lieu de donner l'exemple en se solidarisant avec ceux qui, comme les Dames en Blanc de Cuba, les résistants du Venezuela, ou Aung San Suu Kyi et Liu Xiaobo, affrontent courageusement les dictatures dont ils pâtissent, se montrent souvent bienveillant, non envers eux mais envers leurs bourreaux."

S'il faut critiquer la conquête de l'Amérique qui fut cruelle et violente, Vargas Llosa sait qu'il est peu ou prou un descendant de ces conquérants espagnols qui s'y métissèrent et qui, depuis l'indépendance d'il y a deux cents ans, ont manqué l'émancipation des indigènes, suspendue encore de nos jours dans toute l'Amérique latine. Ce qui est un opprobre et une honte. 

L'Espagne est la deuxième patrie de Vargas Llosa, dont il a également la nationalité, accordée quand il allait perdre la sienne. Il sait tout ce qu'il lui doit et particulièrement d'être un écrivain connu pour y avoir été édité. Il y a vécu et y a assisté à la fin de la dictature :

"La transition espagnole de la dictature à la démocratie a été une des meilleures histoires des temps modernes, car elle a montré comment, lorsque la sagesse et la raison prévalent et les adversaires politiques rangent au vestiaire le sectarisme en faveur du bien commun, des faits prodigieux peuvent se produire comme ceux des romans du réalisme magique."

Il déplore la balkanisation de l'Amérique latine qu'il attribue au nationalisme qui "transforme en valeur suprême, en privilège moral et ontologique, la circonstance fortuite du lieu de naissance" :

"Il ne faut pas confondre le nationalisme avec ses oeillères et son refus de "l'autre", toujours source de violence, avec le patriotisme, sentiment sain et généreux, d'amour de la terre où l'on a vu le jour, où ont vécu ses ancêtres et se sont forgés les premiers rêves, paysage familier de géographies, d'être chers et d'événements qui deviennent des moments-clés de la mémoire et des boucliers contre la solitude."

Après avoir rappelé tout ce que le Pérou représente pour lui, il revient à la littérature. C'est la lecture de bons livres qui l'a sauvé quand il perdit son innocence à onze ans, c'est à dire quand il a appris par sa mère que son père était vivant et qu'il allait vivre avec lui, alors qu'il lui avait toujours été dit jusque là qu'il était mort. C'est son travail de fabulateur qui "a été la lumière qui signale la sortie du tunnel, la planche de salut qui porte le naufragé jusqu'au rivage". 

Parce que le Lima des années cinquante ne connaissait pas de mouvement théâtral il s'est orienté vers l'art narratif. Le théâtre fut toutefois son premier amour. A la fin des années soixante-dix il a écrit une première pièce. De la voir jouer lui a donné un tel plaisir qu'il a récidivé plusieurs fois, entre deux romans, entre deux essais. A soixante-dix ans il s'est même traîné sur les planches, expérience fantastique, malgré tout son trac :

"Cette aventure téméraire m'a fait vivre pour la première fois en chair et en os le miracle que cela représente, pour quelqu'un qui a passé sa vie à écrire des fictions, que d'incarner pour quelques heures un personnage issu de son imagination, de vivre la fiction face au public."

Vargas Llosa est fasciné par le "processus jamais interrompu" qui a permis d'inventer toujours davantage d'histoires que l'on écoutait. Grâce à la naissance de l'écriture ces histoires ont pu être lues et le lecteur accéder "à la permanence que confère la littérature" :

"La littérature est plus qu'un divertissement, plus qu'un exercice intellectuel qui aiguise la sensibilité et éveille l'esprit critique. C'est une nécessité indipensable pour que la civilisation continue d'exister, en se renouvelant et en conservant en nous le meilleur de l'humain."

Car il y a un effet magique de la littérature qui justifie que nous continuions à lire et à écrire :

"Par ce sortilège, qui nous berce de l'illusion d'avoir ce que nous n'avons pas, d'être ce que nous ne sommes pas et d'accèder à cette existence impossible, où, comme des dieux païens, nous nous sentons terrestres et éternels à la fois, la littérature introduit dans nos esprits la non-conformité et la rébellion, qui sont derrière toutes les prouesses ayant contribué à diminuer la violence dans les rapports humains. A diminuer la violence, non à en finir avec elle. Parce que la nôtre sera toujours, heureusement, une histoire inachevée."

Francis Richard


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