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Tous des nazis ? L'inépuisable responsabilité humaine

Par Daxlebo

Le film "La question humaine" compare les cadres des multinationales aux responsables Nazis qui ont organisé l'holocauste. Un peu facile : enrichir des actionnaires en virant des gens, tout le monde sait que c'est pas bien. Pourtant cela pousse à s’interroger : est-ce que nous sommes des agents d'un nouveau national socialisme, du retour de la barbarie ? Pas si sûr. Et d'ailleurs, chacun de nous est capable de réagir comme le héros du film, lorsqu'il s'agit de prendre une décision importante. Petite réflexion sur le sujet.

Après deux ans sans cinéma (faites des enfants, qu'ils disaient !), ma chérie et moi avons rattaqué très fort. Au lieu du tant recommandé Ratatouille, c'est l'indigeste "La Question humaine" que nous avons tenté. On laissera de côté la forme, emblématique de l'ennui intello franco-français, succession de plans fixes interminables sur la prise de conscience du héros. C'est long, presque trois heures de prise de conscience en plan fixe ! Le film ne sera pas l'aiguillon acéré qui réveillera les consciences du plus grand nombre comme sait si bien le faire un Michael Moore ; tout au plus fera-t-il cogiter les plus pompeux des Parisiens qui se la pètent, ceux qui regardent Arte et écoutent Radio Classique pour pouvoir en parler le lendemain (c'est pas un peu moi ça ?). Et ça m'a fait tellement cogiter depuis trois jours que j’ai bien envie d’en parler (ben tiens).

Que dit le film (à l'origine un livre) de si intéressant ? Il dresse un parallèle édifiant entre la mise en œuvre technique de l'holocauste par les nazis et la pratique des restructurations (licenciements de masse) en entreprise. Le héros, psychologue d’entreprise, plonge dans l’horreur de sa propre pratique d’élimination de l’humain par l’élément rationnel. Le film démontre que, comme chez les nazis, chaque agent du système se préoccupe de régler les problèmes techniques (l'énoncé des solutions d'optimisation du chargement humain dans les camions destinés au gazage est terrifiant) en se défendant moralement par des arguments objectifs. Ainsi le personnage justifie-t-il le licenciement des "alcooliques" par le danger qu'ils font courir, à eux mêmes, mais surtout à leurs collègues et à l'ensemble de l'atelier au sein duquel ils sont employés. Le film ne résout rien, mais insiste sur cette troublante similitude.

Par le choix de son objet d’analyse, le débat me semble trop facile à trancher moralement : enrichir des actionnaires en virant des gens, tout le monde sait que c'est pas bien (sauf les vrais vilains qui de toute façon n'iront pas voir ce film). Du coup le film perd de son pouvoir de remise en cause. Pourtant le parallèle est audacieux, il pousse à s’interroger. Est-ce que nous sommes des agents d'un nouveau national socialisme ? ? Est-ce que le monde de l’entreprise glisse de nouveau vers l’horreur, subrepticement ? Est-ce que les grands systèmes signent le retour de la barbarie masquée sous les traits de la civilisation la plus avancée ? Pas si sûr. Je crois même que nous sommes tous capables de ce type d'attitude dans de nombreuses situations. Voici quelques situations réelles ou fictives qui me viennent à l'esprit pour illustrer ce point.

Exemple 1 : les chiens dangereux

L'actualité n'aura pas manqué de vous sauter au visage : les chiens sont devenus dangereux. Il ne se passe plus une semaine sans qu'un chien agresse un enfant, un vieillard ou son maître. Une enfant a même récemment perdu la vie à la suite d'une attaque canine. C'est un drame terrible, insoutenable. Que doit-on en penser ? Faut-il interdire les chiens ? Faut-il imposer des mesures politiques ou techniques, très coûteuses ou contraignantes, pour que ce type d'incident ne se reproduise pas ? Tout dépend, en fait, du point de vue des parties concernées. Pour les familles des victimes, frappées par la tragédie, il ne fait généralement aucun doute que tout doit être mis en œuvre pour prévenir ces drames. Les médias, apparemment, sont d’accord. Ils adorent défendre les victimes, se complaisant dans le registre larmoyant, traquant les photographies de l’enfant innocente qui a péri, zoomant sur les larmes des parents qui - mais c’est une pure coïncidence, promis - constituent un sujet de télévision très vendeur. Or dans ce consensus compassionnel, une voix m'a interpellé parce qu'elle tenait un discours de modération, à contre-courant. Il s'agissait d'une directrice de la SPA, qui affirmait que les mesures prévues par le gouvernement étaient disproportionnées puisque "depuis 30 ans les attaques de chiens ne tuent qu'une personne par an en moyenne".

Ce point de vue peut paraître choquant, tant il nie la gravité des drames individuels subis. On vient de nous faire pleurer à chaudes larmes sur la disparition d’un enfant, et voilà que quelqu’un ose relativiser. C’est scandaleux ! Un seul mort, c'est beaucoup trop. Doit-on l'admettre ? Combien en faut-il pour que le problème soit grave ? Ici le discours rationnel, comptable, paraît inhumain. Il s'oppose brutalement au processus d'identification avec la victime. Pourtant, nous manions tous ce discours à un moment ou un autre. Et il est même nécessaire au fonctionnement de la société. Pour s’en convaincre, mettons-nous à la place d’un décideur.

Exemple 2 : tuer peut-il être la meilleure solution ?

La question qui sous-tend cette réflexion, c'est : combien vaut une vie ? On entend parfois cette remarque : les morts ne sont pas des statistiques. C’est vrai. Chaque vie qui disparaît emporte un destin, une existence, un rôle social, des réseaux familiaux, d'amitié et d'amour. Et pourtant, les décideurs font régulièrement de l'arithmétique avec ces destins, les réduisant à quelques chiffres faciles à appréhender mais oublieux de l'humain derrière. Comment ? Le dilemme est célèbre : si l'on vous ordonne de tuer une personne proche pour en sauver un million d'une mort certaine, que faites-vous ? D'après des tests psycho-sociologiques, la plupart des personnes face à ce dilemme refuseraient de donner la mort, même à une seule personne, et par leur inaction causeraient la mort d'un million de personnes. Ce n’est pas rationnel. Cette indécision, ce refus de faire face à un choix de toute façon regrettable, semble indiquer que l'individu refuse de faire de l'arithmétique avec les vies. Tuer une personne, une seule, est un acte intolérable, d’une gravité infinie. On ne peut pas comparer la mort d'une personne à une autre, ou mille, ou un million d'autres. La vie humaine est incommensurable, et il faut avoir abandonné son âme, ou la laisser de côté pour décider que la mort d'une personne est une option préférable (à quoi que ce soit).

Les décideurs politiques, les policiers, les services de secours sont pourtant confrontés de manière récurrente à des dilemmes de ce type (pas toujours aussi critiques heureusement). Lorsque la société civile réclame la mise en œuvre de moyens illimités pour sauver un enfant kidnappé, ce sont des centaines d'autres affaires, de viols, d'agressions, de crimes qui sont mis en suspens puisque les ressources (personnel, temps, argent) sont limitées. Il faut donc que quelqu'un décide, à un moment, que la vie de l'enfant vaut plus que celles des autres cas et justifie les moyens employés. Lorsqu’une ethnie africaine ou un dictateur yougoslave met en œuvre un génocide qui nécessiterait une intervention armée, le leader doit décider s’il envoie une partie de ses soldats au casse-pipe ou s’il abandonne des centaines de milliers de victimes à une mort certaine. La guerre n’a rien de glorieux, mais dans certaines situations elle est le seul recours possible. Ne rien faire, en ayant conscience du risque, est un choix qui peut avoir des implications morales terribles.

L’individu rationnel est donc un calculateur des vies humaines. Dans nos sociétés surpeuplées, où la responsabilité de milliers de personnes repose entre les mains de quelques personnes, le décideur n’a d’autre choix que de peser certaines vies contre les autres. Aussi terrible que cela puisse paraître, il a l’obligation de réduire les existences humaines à des statistiques pour définir le bénéfice le plus grand (ou, souvent, la perte la plus faible) pour l’ensemble de la société. C’est vrai pour un ministre de la santé qui doit affecter des ressources à la lutte contre certaines maladies au détriment des autres. C’est vrai d’un patron de PME en crise qui veut sauver le plus grand nombre d’emplois en licenciant certains employés. C’est vrai pour un maire qui doit raser certaines habitations pour construire une école. Il y a des gagnants et des lésés, avec des enjeux plus ou moins graves, mais le rôle du décideur consiste à s’assurer que les gagnants sont les plus nombreux.

Se battre mais pas contre la technique

Il me semble qu’on peut généraliser une règle à l’ensemble des sociétés humaines et pas seulement aux nazis ou aux multinationales : toute prise de décision à l’échelle d’un groupe humain suppose une quantification, une rationalisation. De plus, et c’est l’autre point central du film, elle suppose la résolution de problèmes techniques où l’humain n’est qu’une ressource à gérer. Oui, les ingénieurs allemands ont eu à régler la question technique de l’élimination des humains ; mais cela suffit-il à transformer toute gestion technique de l’humain en un avatar de la Shoah ? Les américains n’ont-il pas orchestré le débarquement du 6 juin 44 en comptabilisant les troupes, leur répartition, leur poids sur les embarcations, leurs rations alimentaires, les pertes prévisibles, leurs besoins physiologiques, avec la même efficacité logistique ? Il est naïf, voire dangereux, de refuser l’arraisonnement par la technique au motif qu’elle a été employée par l’Axe du mal, alors qu’une maîtrise technique comparable en a libéré le monde. Ou qu’elle permet à des hommes de partir sur la lune, de se rassembler à 50000 dans un stade, de se transporter à l’autre bout de la planète en avion. La gestion technique de l’humain, ce n’est pas l’ennemi. Les sociétés à grande échelle en ont besoin pour subsister. L’homme n’est pas qu’une âme : il possède un corps et il faut le prendre en compte.

Changer le monde

Où se situe la lutte, alors ? S’il faut se résigner à ce que nos vies ne soient que des unités dans un tableau de calcul, est-ce que tous les combats sont vains ? Est-ce qu’il faut cesser toute lutte contre l’incurie et l’inéquité ? Non, au contraire. Il y a, souvent un troisième point de vue. C’est la troisième attitude face au dilemme ci-dessus : ne pas se résoudre à l’alternative de départ ; refuser les discours défaitistes qui sont parfois des prétextes à l’abus de pouvoir ; chercher sans cesse des solutions pour sauver tout le monde ; et créer autour de soi des structures à petite échelle où la décision est prise face à des individus. Un point de vue naïf, sans doute, et parfois perdu d’avance : le refus des règles apparemment figées sur lesquelles la société est fondée. Mais c’est celui qui anima les Lumières et conduisit à l’abolition de la Monarchie. C’est celui qui anime les peuples lorsqu’ils se saisissent de leur destin pour instaurer un nouveau régime (qu’ils renverseront un jour).

A une échelle de simple citoyen, c’est l’inventivité sociale et économique, qui peut créer de nouvelles formes d’organisation. C’est choisir de travailler dans une association, une coopérative, une structure expérimentale là où l’entreprise capitaliste semblait la seule possible, et se rendre compte qu’on peut influer sur l’orientation de son activité. C’est acheter ses légumes à un petit producteur au sein d’une Amap plutôt qu’à Carrefour, et choisir avec le cultivateur les plantations de l’année prochaine. C’est entrer dans un Système d’échange local (Sel) et échanger des services au lieu d’échanger de l’argent. C’est défendre une justice, une police de proximité, qui prend le temps de comprendre les destinées et ne se contente pas d’appliquer mécaniquement des règles édictées en haut lieu. C’est recréer des cercles culturels et intellectuels à petite échelle, qui contribuent par petites touches à changer le monde.

C’est, surtout, réfléchir, encore et toujours, ne jamais agir par principe et ne jamais rien tenir pour acquis. Les certitudes sont le pire ennemi de la liberté.


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