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La Cour de cassation passe au cirage européen la dépendance du Parquet (Cass. crim., 15 décembre 2010, Philippe Creissen)

Publié le 17 décembre 2010 par Combatsdh

Absence d’indépendance du parquet et délai de privation de liberté sans intervention d’une autorité judiciaire indépendante

par Serge Slama

 soumission.1292577679.jpgPeu de temps après que le ministre de la Justice ait annoncé qu’il renonçait finalement à demander le renvoi de l’arrêt Moulin devant la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH, 5e Sect. 23 novembre 2010, Moulin c. France, Req. n° 37104/06 - ADL du 23 novembre 2010 et ADL du 1er décembre 2010 ; v. F. Johannès, « La chancellerie ne modifie qu’à la marge la réforme de la garde à vue », Le Monde, 10 décembre 2010. Et la catégorie CPDH “Parquet”) et alors que la commission des lois de l’Assemblée examinait au même moment le projet de loi réformant la garde à vue (commission qui a notamment supprimé le régime de l’audition libre), la Cour de cassation met ses pas dans ceux de la Cour de Strasbourg. Suivant la position de cette dernière, la première a en effet reconnu que le parquet ne présente pas les garanties d’indépendance et d’impartialité requises par l’article 5 § 3 de la CEDH pour être considéré comme une « autorité judiciaire » au sens de cette disposition. Néanmoins, en l’espèce, la chambre criminelle ne constate pas de violation car le gardé à vue a été libéré à l’issue d’une privation de liberté de plus de 24 heures, ce qui est jugé compatible avec l’exigence de brièveté résultant de cette disposition.creissen-cedh.1292574471.jpg

L’espèce est connue : un avocat du barreau de Saint-Denis de la Réunion, Philippe Creissen, avait été placé en garde à vue le 22 septembre 2008 dans le cadre d’une enquête ouverte pour violences aggravées après avoir blessé un voisin avec une carabine à air comprimé au cours d’un litige de voisinage. Cette mesure a été prolongée, sur autorisation du procureur de la République, 24 heures après. Elle a pris fin après une durée totale de 25 heures et 5 minutes. Divers actes d’enquête ont été réalisés dont une perquisition à domicile de l’intéressé. Mis en examen, il a alors présenté une requête aux fins d’annulation de pièces de la procédure, en soutenant, notamment, que le procureur de la République, sous le contrôle duquel avait été ordonnée puis prolongée la garde à vue, n’était pas une autorité judiciaire compétente au sens de l’article 5 § 3 de la CEDH. Cette argumentation se référait essentiellement « à “l’obiter dictum” de la motivation d’une décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 10 juillet 2008 », c’est-à-dire de l’arrêt Medvedyev (Cour EDH, 5e Sect. 10 juillet 2008, Req. n° 3394/03 - V. ADL du 2 septembre 2008 ; v. l’arrêt définitif : Cour EDH, G.C. 29 mars 2010, Req. n° 3394/03 - ADL du 29 mars 2010). La chambre de l’instruction de la Cour d’appel a rejeté sa demande.

Saisi d’un pourvoi, la chambre criminelle accueille l’argumentation du premier moyen en estimant que « c’est à tort que la chambre de l’instruction a retenu que le ministère public est une autorité judiciaire au sens de l’article 5 § 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, alors qu’il ne présente pas les garanties d’indépendance et d’impartialité requises par ce texte et qu’il est partie poursuivante ». Elle estime néanmoins que l’arrêt n’encourt pas « pour autant » la censure, dès lors, comme cela a déjà été mentionné, que le demandeur a été libéré à l’issue d’une privation de liberté d’une durée de 25 heures et 5 minutes qu’elle juge « compatible avec l’exigence de brièveté imposée par ledit texte conventionnel ».  On peut raisonnablement penser, à l’aune de la jurisprudence actuelle de la Cour européenne des droits de l’homme (v. en particulier CEDH, 29 novembre 1988, Brogan et a. c. Royaume-Uni, n° 11209/84), que ce délai entre la privation de liberté et la présentation à une « autorité judiciaire » au sens de l’article 5§3 - en France, donc, un magistrat du siège - n’est pas excessif.

spinosi1292503491.1292574750.jpgMe Patrice Spinosi, nouvel héros (hérault?) de la procédure pénale, a qualifié cette décision de « grande victoire judiciaire » dès lors que la Cour de cassation a repris la distinction de la Cour de Strasbourg entre « des vrais juges, indépendants, qui jugent » et des « magistrats (du parquet) qui poursuivent » (AFP du 15 décembre 2010).  Avec cette reconnaissance par la Cour de cassation de l’absence d’indépendance du Parquet à l’égard de l’Exécutif - qui ne sont bien que des « Préfets judiciaires » et non une autorité judiciaire indépendante -, l’avocat aux Conseils a en effet réussi à abattre, en trois décisions (Medvedyev, Moulin, Creissen), dont deux concernant des avocats, l’un des piliers de la procédure pénale française. Dans le cadre du contrôle de conventionnalité, et comme pour la garde à vue (Cass, crim n° 5699 du 19 octobre 2010 (10-82.902 ) - ADL du 19 octobre 2010 ), il a amené la Cour de cassation à prendre le contre-pied de la lettre de la Constitution qui est encore défendue, envers et contre tout, par le Conseil constitutionnel. Récemment, ce dernier s’était d’ailleurs contenté de rappeler que « l’autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et du parquet » et que le déroulement de la garde à vue peut valablement être placé sous le contrôle du parquet pendant un délai de 48 heures, pour la procédure de droit commun, avant l’intervention d’un magistrat du siège (v. Cons. Constit. n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 M. Daniel W. et autres, cons. 26 ADL du 7 août 2010), conformément à sa jurisprudence antérieure (Cons. constit. n° 80-127 DC du 20 janvier 1981, cons. 25 ; n° 86-213 DC du 3 septembre 1986, cons. 17 ; 2004-492 DC du 2 mars 2004, cons. 25 et 27. V. catégorie “garde à vue“).marc-robert.1292577135.jpg

A l’audience, l’avocat général Marc Robert avait justifié cette solution en relevant qu’ « il est regrettable que trop souvent la France, avant de tirer les conséquences qui s’imposent au regard d’une jurisprudence certaine de la Cour de Strasbourg, attende sa condamnation formelle par ladite Cour ». Il relevait aussi qu’ « après plusieurs années de renforcement continu des pouvoirs de la police judiciaire et du parquet, il paraît nécessaire, voire indispensable, tant de renforcer la protection statutaire du parquet que de redéfinir le partage des tâches entre le magistrat du parquet et celui du siège ». Sur le délai au-delà duquel une autorité judiciaire indépendante doit intervenir, il soulignait que si toute personne inculpée doit « aussitôt » être conduite devant un juge, cela ne signifie pas « immédiatement » car « sinon les gardes à vue policières seraient simplement impossibles » (Franck Johannès, « La Cour de cassation se penche sur le statut du parquet », Le Monde, 11 décembre 2010 (réservé aux abonnés) - voir sur libertés surveillées le texte complet de ses conclusions). Il a donc été suivi par la Cour de cassation. De plus, peu après la décision, la Conférence nationale des procureurs de la République a demandé une « réforme urgente » du statut du ministère public, notamment des conditions de leur nomination (AFP, 15 décembre 2010).

Enfin, la Cour de cassation a été amenée à se prononcer sur l’autre point clef de la procédure pénale française ayant subi cette année les foudres de Strasbourg : le droit à l’assistance d’un avocat en garde à vue (Cour EDH, 5e  Sect. 14 octobre 2010, Brusco c. France, Req. n° 1466/07  - ADL du 14 octobre 2010 et ADL du 19 octobre 2010). Pourtant, malgré l’absence en l’espèce d’assistance effective d’un avocat lors de la garde à vue de l’intéressé, les magistrats judiciaires confirment ici l’arrêt de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel qui avait écarté la violation de la CEDH. Mais cette position est justifiée par le fait que le requérant avait « déclaré dès le début de la garde à vue qu’il ne désirait pas s’entretenir avec un avocat et a renouvelé ce refus lors de la prolongation de la garde à vue ». Or, effectivement, la Cour européenne des droits de l’homme admet une telle renonciation aux droits dérivés de l’article 6, dont le droit à l’assistance d’un avocat, si toutefois cette renonciation est « non équivoque et entourée d’un minimum de garantie » (en ce sens, v. notamment Cour EDH, 2e Sect. 23 février 2010, Yoldas c. Turquie, Req. n° 27503/04, § 51-52).

creissenphoto1292503993.1292574615.JPGMe Philippe Creissen n’a pas, cette fois-ci, dégainé son fusil de chasse mais l’article 5§3 de la CEDH qui s’est avéré bien plus efficace pour régler un conflit de voisinage et, surtout, pour abattre, avec la complicité de Me Spinosi (Medvdyev, Moulin, Brusco, arrêts OIP, etc., etc.) l’un des piliers de la procédure pénale française: la dépendance du Parquet à l’Exécutif ou son intervention dans des procédures restrictives de liberté 

Cass. crim., arrêt n° 7177 du 15 décembre 2010, Philippe Creissen (10-83.674)

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Actualités droits-libertés du 16 décembre 2010 par Serge SLAMA (avec quelques utiles références de Nicolas HERVIEU)

Les lettres d’actualité droits-libertés du CREDOF sont protégées par la licence Creative Common

Certains illustres collègues - ils se reconnaîtront - suggéraient comme titres, au choix : La Cour de cassation “fait sauter la dépendance du Parquet” ou “met le Parquet au tapis” ou “marche sur la dépendance  du Parquet” ou la dépendance du Parquet “se prend des lattes”

  • Laurence De Charette, «Le parquet est souvent violemment attaqué » (entretien avec François Falletti), Le Figaro, 16 décembre 2010.
  • “La Cour de cassation statue sur le parquet” , Dalloz forum pénal, 15 décembre 2010
  • En complément v. le très intéressant et complet dossier sur le blog de Franck Johannès “Le rôle du parquet : le dossier de la Cour de cassation “, Libertés surveillées, 16 décembre 2010

Au menu :

1. Un résumé, supposé didactique, de la décision de la Cour de cassation.

2. L’arrêt de la chambre criminelle

3. Les éléments de l’affaire présentée à la Cour

4. La plaidoirie (enflammée) de Patrice Spinosi, qui défendait le pourvoi de son client.

5. L’analyse minutieuse de la jurisprudence de la Cour européenne, par Marc Robert, avocat général près la Cour de cassation.


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