Magazine

Mon premier scandale artistique

Publié le 17 décembre 2010 par Les Lettres Françaises

Mon premier scandale artistique

***

Hermann Scherchen a laissé un très vivant livre de souvenirs, Mes deux vies, dans lequel il expose comment il est devenu chef d’orchestre. Depuis longtemps introuvable, cet ouvrage est aussi un témoignage de premier plan sur la vie musicale en Europe au XXe siècle. Nous en avons choisi un extrait dans lequel Hermann Scherchen raconte ses premières relations avec Schoenberg.

Mon premier scandale artistiqueLa même année (1912), je dirige la première exécution berlinoise de la Symphonie de chambre, de Schoenberg. À sa mort, mon père m’avait laissé 200 marks. Dans mon enthousiasme pour l’oeuvre que je viens de découvrir par sa partition, je réunis mes amis : neuf d’entre eux sont prêts à la jouer gratuitement, sous ma direction. J’engage à mes frais six musiciens du Staatsoper, loue le Salon de l’Harmonium, dans la Steglitzerstrasse, achète les partitions de l’édition Universal, prépare moi-même l’affiche et invite les principaux musiciens et critiques berlinois. Nous préparons l’oeuvre, à raison de six répétitions de trois heures chacune. Sur l’unique affiche suspendue au dessus de l’orchestre, on pouvait lire : « On joue seulement la Symphonie de chambre de Schoenberg, mais deux fois. » Après ce concert qui avait englouti toute ma fortune – en effet, le public avait été invité et j’avais réglé moi-même les dépenses –, j’étais considéré comme chef d’orchestre. J’obtins les critiques les plus enthousiastes. Ce fut le début de longues amitiés. Il paraît que, parmi les auditeurs, figuraient Arthur Schnabel (1) et Carl Flesch (2), qui avaient été enthousiasmés par l’oeuvre et son exécution. Schnabel fut un précurseur pour ce qui concerne la plus haute exigence artistique. Durant l’enregistrement d’un concerto de Beethoven, il mit les techniciens au désespoir, en le recommençant d’innombrables fois, à cause d’un trille qu’il ne réussissait pas comme il voulait… Il fut aussi notre prototype d’une autre manière : lui qui était le classicisme et le romantisme incarnés, il était toujours ouvert à toute nouveauté artistique. Tout ce qui était nouveau et de qualité le touchait. En tant que compositeur au talent indubitable, Schnabel ne pouvait plus créer en se servant des anciennes techniques de composition. Ses admirateurs voyaient en lui uniquement l’interprète de toute la musique classique et romantique et souffraient terriblement, car ils ne comprenaient pas du tout ses compositions. Toute rencontre avec lui était l’objet d’échanges d’opinions très tendus. Parfois, nous arrivions à lui poser des questions comme celle-ci : « Dites donc, monsieur Schnabel, comment pouvez-vous concilier vos opinions communistes avec le fait que vous voyagez toujours en wagon-lit de première classe et que vous descendez toujours dans les meilleurs hôtels, dotés de tous les conforts ? » La réponse était donnée avec un gentil sourire : « Les faits se concilient certainement ! Mes sympathies communistes consistent dans le fait que je voudrais que TOUS puissent voyager en wagon-lit et coucher dans les meilleurs hôtels ! » C’est peu après que je fis la connaissance personnelle de Schnabel, qui me répéta son impression et ajouta, en se rendant compte de mon manque total d’argent et de relations : « Si vous avez véritablement besoin de quelque chose, appelez Carl Flesch, qui était au concert avec moi ; il saura bien vous aider… » (…) 1913 – C’est l’année du scandale du Wiener Akademischer Studentenverein. Avec Wolff, j’étais allé à Vienne où, le 31 mars, Schoenberg devait diriger un grand concert avec la Philharmonie. Le programme était le suivant : Webern, six Pièces pour grand orchestre ; Berg, six Lieder cartes postales, sur des textes de Peter Altenberg (3) ; Schoenberg, Symphonie de chambre ; Mahler, Kindertotenlieder. Alban Berg m’avait emmené à la dernière répétition des Lieder cartes postales et avait réussi à faire sortir de l’hôpital psychiatrique de Kaltwasser, où il était en cure, Peter Altenberg, en compagnie d’un surveillant tout vêtu de blanc. Nous étions les seuls présents. Peter Altenberg était assis devant nous, tirant nerveusement sur sa barbe. Le chanteur était un bel homme portant un bouc brillant comme de la soie. Quand il cessa de chanter, Berg se dirigea vers Altenberg et lui demanda avec humilité : « Monsieur Altenberg, cela vous a-t-il plu ? » Altenberg secoua légèrement la tête et dit : « C’était comme si quelqu’un raclait sans arrêt des assiettes avec des couteaux ! » Pendant le concert, j’étais assis avec Berg et Webern dans une loge latérale. La salle était pleine à craquer. Les six Pièces pour orchestre venaient d’être exécutées et personne n’imagina ce qui allait suivre. Le chanteur se plongea sans réserve dans les Lieder d’Altenberg. Quand il prononça les mots « Schaut ins Unendliche hinaus », placés dans la composition de telle façon que la voix porte ce texte de plus en plus bas, jusqu’à ce que le dernier « hinaus » s’élève de la tonalité la plus grave, par-dessus un pianissimo de deux octaves plus aigu, pour devenir une voix de fausset, un foudroyant éclat de rire, « ha, ha, ha, ha », retentit dans la salle, comme s’il avait été prémédité. Ce fut mon premier scandale artistique. Vienne en avait connu d’autres. Par exemple, en 1864, lorsque les violoncellistes de la Philharmonie baptisèrent, de manière diffamante, la Deuxième Symphonie de Bruckner, l’Injouable (Bruckner avait engagé l’orchestre avec de l’argent emprunté pour pouvoir répéter lui-même son oeuvre). Entrant en conflit avec le premier violon Popper, ils renoncèrent à exécuter le merveilleux et si difficile premier thème des violoncelles, affirmant qu’il était injouable. De même, lorsque le représentant de la direction du Wiener Musikverein refusa, dans les années 1890, le sextuor de que la voix porte ce texte de plus en plus bas, jusqu’à ce que le dernier « hinaus » s’élève de la tonalité la plus grave, par-dessus un pianissimo de deux octaves plus aigu, pour devenir une voix de fausset, un foudroyant éclat de rire, « ha, ha, ha, ha », retentit dans la salle, comme s’il avait été prémédité. Ce fut mon premier scandale artistique. Vienne en avait connu d’autres. Par exemple, en 1864, lorsque les violoncellistes de la Philharmonie baptisèrent, de manière diffamante, la Deuxième Symphonie de Bruckner, l’Injouable (Bruckner avait engagé l’orchestre avec de l’argent emprunté pour pouvoir répéter lui-même son oeuvre). Entrant en conflit avec le premier violon Popper, ils renoncèrent à exécuter le merveilleux et si difficile premier thème des violoncelles, affirmant qu’il était injouable. De même, lorsque le représentant de la direction du Wiener Musikverein refusa, dans les années 1890, le sextuor de méprisante prononcée par un compositeur d’opérettes pour lequel Schoenberg, à court d’argent, avait dû faire des orchestrations. Tel un ouragan, il quitta le podium, bondit vers lui et le gifla. Le concert se termina dans le tumulte le plus indescriptible et les musiciens déclarèrent qu’ils n’étaient plus capables, après toutes ces scènes scandaleuses, de jouer les Kindertotenlieder. Moi-même, je fus témoin d’un épilogue très étrange : dans le train du retour, en revenant du restaurant, je rencontrai Schoenberg comme je traversais la voiture postale. Le maître qui, d’habitude, était toujours gentil, me regarda comme un enragé et me demanda quelle avait été ma réaction d’hier, en ajoutant : « On aurait dû apporter un revolver ! » (…) Après mon succès berlinois de la Symphonie de chambre, mes amis m’invitèrent à conduire un grand orchestre, mais il n’en était pas question. Aucun impresario ne pourrait courir le risque de faire un concert avec moi, un inconnu, et cela lui en aurait coûté 3 000 marks ! C’est alors qu’un de mes amis se souvint : « Tu avais raconté qu’Arthur Schnabel t’avait dit de téléphoner à Karl Flesch si tu avais besoin de quelque chose… » Je me laisse convaincre et cela donne la conversation téléphonique suivante : « Oui ? Ici, Karl Flesch.

– Pardonnez-moi, je voudrais donner un concert avec les Philharmoniker. » Flesch m’interrompt : « En ce cas, vous devez vous adresser à l’agence de concerts Wolff, pas à moi. Ici, c’est Karl Flesch qui parle. » Je réponds timidement : « Oui, bien sûr, je le sais, mais pour mon concert, il est nécessaire… » Il m’interrompt à nouveau : « Ici, c’est Karl Flesch ! Je vous ai déjà dit que vous vous trompez de personne. Je suis le violoniste Karl Flesch, et non une agence de concerts. C’est de cela que vous avez besoin. » Je réunis tout le courage qui me reste et balbutie : « Je n’aurais jamais osé m’adresser à vous, mais monsieur Schnabel…

- Encore Schnabel ! explose Flesch. Mais qui êtes-vous donc ?

– Monsieur Schnabel m’a dit que vous étiez ensemble à mon concert quand j’avais dirigé la Symphonie de chambre…

– Ah bon, c’est vous ! Venez chez moi tout de suite et dites-moi ce que vous voulez. Je vous attends. »

Flesch me reçoit en grand seigneur, m’écoute et me dit : « Laissez-moi téléphoner. » Il compose un numéro et parle au,téléphone. « Je t’envoie quelqu’un, dont je t’ai déjà parlé. Je t’en prie, fais ce qu’il demande. » Flesch me donne l’adresse. Je vais à la Kanonierstrasse, dans l’immeuble de la banque Franz von Mendelssohn. On me conduit dans un gigantesque salon où est assis un gentilhomme plus très jeune mais imposant. Après avoir déposé son cigare, il se lève et se présente : « Franz von Mendelssohn ». Puis il m’invite à décliner l’objet de ma visite. Quand j’en ai terminé et que je lui ai exposé mon programme, il me demande : « Combien coûtera le concert ? » Je lui donne le chiffre le plus bas possible : 3 000 marks. Il me demande d’attendre, sort son carnet de sa serviette et commence à écrire. Puis, il en sort un billet et me le tend. « Je vous en prie. » Je prends le papier et y lis : « Payable àmonsieur Hermann Scherchen, la somme de 3 000 marks ». C’était le premier chèque de ma vie… Franz von Mendelssohn se lève à nouveau, me serre la main et me congédie sans poser aucune question, de la façon la plus aimable qui soit !

Hermann Scherchen

Extrait de Mes deux vies, Hermann Scherchen Éditions Tahra ©.


(1) Arthur Schnabel (1882-1951) fut un des grands pianistes de son temps. Il a laissé un enregistrement des 32 sonates de Beethoven toujours considéré comme un des plus accomplis. Il est l’auteur d’oeuvres très influencées par Schoenberg parmi lesquelles une symphonie, un concerto pour piano, des quatuors à cordes, des oeuvres pour piano et de la musique de  chambre.
(2) Carl Flesch (1873-1944), d’origine hongroise, était violoniste, pédagogue et compositeur, et le partenaire de Schnabel. Comme professeur, il a contribué à former de remarquables interprètes : Ginette Neveu, Ivry Gitlis, Symon Goldberg, Henrik Szering…
(3) Peter Altenberg (1859-1919) était un écrivain autrichien célèbre par ses ouvrages, dont Esquisses viennoises qui donnent une image fort critique de l’Empire austro-hongrois, et Ami de Klimt, de Karl Krauss, de Schnitzer


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Les Lettres Françaises 14467 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte