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« Le lait de la vie »

Publié le 26 décembre 2010 par Jlhuss

171171_bebe_sein.1293289905.jpgAgée, elle ressemblait à Pompidou ; jeune, à une médaille d’or anabolisée du cent mètres nage libre. Elle entra sous la Coupole voilée de blanc et sans bicorne, capée de noir et sans épée parmi des Immortels qui rajeunirent d’audace en accueillant, avant Jacqueline de Romilly, la première femme dans l’institution de Richelieu. Est-ce pour se distinguer définitivement de Louise de Villemorin, que Marguerite de Crayencour avait préféré tôt l’anagramme « Yourcenar », l’amour des femmes et partir vivre à Mont Désert ? En 1980, il faudra toute la persuasion de Jean d’Ormesson pour tirer la franco-belge de son île américaine et la faire revenir à Paris pour sa consécration. Tous les chefs-d’oeuvre de Marguerite Yourcenar sont alors écrits : Mémoires d’Adrien, L’œuvre au noir, Archives du Nord, et ces Nouvelles orientales, où son style taille dans le marbre les neuf légendes populaires dont elle s’inspire : l’histoire du peintre Wang-fô, ou de l’amant Marko, ou de cette jeune femme condamnée par ses traîtres beaux-frères à mourir emmurée, et dont voici, en ce temps de Nativité, le miraculeux dénouement, évident et invraisemblable comme l’amour maternel.

Arion

« Beaux-frères, dit-elle, par égard, non pour moi, mais pour votre frère mort, songez à mon enfant et ne le laissez pas mourir de faim. Ne murez pas poitrine, mes frères, mais que mes deux seins restent accessibles sous ma chemise brodée, et que tous les jours on m’apporte mon enfant, à l’aube, à midi et au crépuscule. Tant qu’il me restera quelques gouttes de vie, elles descendront jusqu’au bout de mes deux seins pour nourrir l’enfant que j’ai mis au monde, et le jour où je n’aurai plus de lait, il boira mon âme. Consentez, méchants frères, et si vous faites ainsi, mon cher mari et moi nous ne vous adresserons plus de reproches, le jour où nous vous rencontrerons chez Dieu. »
Les frères intimidés consentirent à satisfaire ce dernier voeu et ménagèrent un intervalle de deux briques à la hauteur des seins. Alors la jeune femme murmura  : « Frères chéris, placez vos briques, devant ma bouche, car les baisers des morts font peur aux vivants, mais laissez une fente devant mes yeux, afin que je puisse voir si mon lait profite à mon enfant. »
Ils firent comme elle l’avait dit, et une fente horizontale fut ménagée à la hauteur des yeux. Au crépuscule, à l’heure où la mère avait coutume d’allaiter, on apporta l’enfant le long de la route poussiéreuse, bordée d’arbustes bas broutés par les chèvres, et la suppliciée salua l’arrivée du nourrisson par des cris de joie et des bénédictions adressées aux deux frères. Des flots de laits coulèrent de ses seins durs et tièdes, et quand l’enfant fait de la même substance que son cœur se fut endormi contre sa poitrine, elle chanta d’une voix qu’amortissait l’épaisseur du mur de briques. Dès que son nourrisson se fut détaché du sein, elle ordonna qu’on le ramenât au campement pour dormir, mais toute la nuit la tendre mélopée s’éleva sous les étoiles, et cette berceuse chantée à distance suffisait à l’empêcher de pleurer. Le lendemain, elle ne chantait plus, et ce fut d’une voix faible qu’elle demanda comment Vania avait passé la nuit. Le jour qui suivit, elle se tut, mais elle respirait encore, car ses seins habités par son haleine montaient et redescendaient imperceptiblement dans leur cage. Quelques jours plus tard, son souffle alla rejoindre sa voix, mais ses seins immobiles n’avaient rien perdu de leur douce abondance de sources, et l’enfant endormi au creux de sa poitrine entendait encore son cœur. Puis, ce coeur si bien accordé à la vie espaça ses battements. Ses yeux languissants s’éteignirent comme le reflet des étoiles dans une citerne sans eau, et l’on ne vit plus à travers la fente que deux prunelles vitreuses qui ne regardaient plus le ciel. Ces prunelles à leur tour se liquéfièrent et laissèrent place à deux orbites creuses au fond desquelles on apercevait la Mort, mais la jeune poitrine demeurait intacte et, pendant deux ans, à l’aurore, à midi et au crépuscule, le jaillissement miraculeux continua, jusqu’à ce que l’enfant sevré se détournât de lui-même du sein.
Alors seulement, la gorge épuisée s’effrita et il n’y eut plus sur le rebord de briques qu’une pincée de cendres blanches. Pendant quelques siècles, les mères attendries vinrent suivre du doigt le long de la brique roussie les rigoles tracées par le lait merveilleux, puis la tour elle-même disparut, et le poids des voûtes cessa de s’appesantir sur ce léger squelette de femme. Enfin, les os fragiles eux-mêmes se dispersèrent, et il ne reste plus ici qu’un vieux Français grillé par cette chaleur d’enfer, qui rabâche au premier venu cette histoire digne d’inspirer aux poètes autant de larmes que celle d’Andromaque.

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Marguerite Yourcenar, Le Lait de la mort, in Nouvelles orientales, 1938, 1963


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