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Restez soumis : soyez « dignes »

Publié le 28 décembre 2010 par Ruddy V / Ernst Calafol

Restez soumis : soyez « dignes »Aujourd’hui, à mesure que vous êtes indifférent, facile à gérer, peu enclin à vous rebeller, on vous qualifiera de « digne », « responsable ». Comme toujours, les idéaux mettent le dictionnaire à leur sauce.

Un train de la SNCF a mis 24 heures pour joindre Strasbourg à Port-Bou (frontière franco-espagnole). Soit 13 heures de retard, pour des raisons multiples et variées.

Ce matin, sur France Info, on pouvait entendre l’une des voyageuses témoigner sur cette aventure. Comme le journaliste lui demandait quelle était l’ambiance dans le train, elle a répondu ainsi : « J’ai trouvé que les gens étaient très peu revendicatifs. » Disant cela, elle les juge, d’une certaine manière. Elle s’est donc reprise rapidement, au micro : « Ils ont été très dignes. »

Le glissement de l’expression « peu revendicatifs » à « dignes » est significatif. C’est au sein de ces légères distorsions de sens que l’on entend la voix d’une époque, se frayant un chemin à travers les consciences et les tendances personnelles, en les « corrigeant ».

On est tous dans le même train

Non seulement, comme on l’a dit, la dame ne veut surtout pas donner l’impression, à la radio, de juger ses contemporains – ce qui rejoint l’espèce d’interdiction morale actuelle : on ne peut pas se croire au-dessus de la mêlée alors que l’époque est résumable  à son culte du « vivre-ensemble-dans-des-conditions-similaires ».

Mais cela montre aussi ce penchant actuel, découlant de ce que l’on vient de rappeler : on a déguisé le penchant pour la servitude volontaire des hommes  (qui est aussi vieille que l’humanité) sous des attitudes, des mots louables. Un fermier du Moyen-Âge était aussi soumis que le citoyen moyen actuel. Pourtant, aujourd’hui, il est de bon ton de parler de dignité, de noblesse, à son propos. Chose qui aurait paru totalement déplacée à l’époque où l’existence de la plèbe était reconnue de tous, et où la dignité, la noblesse, passaient surtout par l’idée religieuse.

Qualifier de « digne » peut être indigne

Avons-nous fait un réel progrès moral ou humaniste grâce à ce glissement sémantique ? L’homme du commun est-il vraiment plus respectable et respecté depuis qu’on le qualifie de « digne » lorsqu’il accepte silencieusement son sort ?

On peut en douter. En réalité, il semble que le progrès effectué soit tout ce qu’il y a de plus cosmétique : la servitude humaine volontaire est la même qu’auparavant, mais par un travestissement du langage généralisé par l’apparition, l’éducation des masses, on le cache. La tyrannie immémoriale de l’espèce, après ce qu’elle a commis de trop voyant au vingtième siècle, la met en sourdine : elle n’a plus recours qu’à des petits subterfuges langagiers et moraux pour se faire respecter, après avoir été beaucoup plus directe et franche dans ses moyens d’actions.

Mais elle est extrêmement voyante et facile à déshabiller pour ceux qui gardent les oreilles ouvertes et l’esprit mobile, sont attentifs à ce qui est dit, écrit, autour d’eux. Aujourd’hui, les seuls résistants dignes de ce nom sont ces personnes-là. Tout ce qui n’est pas langage n’est rien, et tout passe par le langage et l’évolution suspecte du vocabulaire (Guy Debord l’a noté, Nietzsche aussi qui rappelait que les mots sont des sacs dans lesquels on met tantôt ceci, tantôt cela). Il ne faut pas croire au langage en soi, lui-même truffé de pièges ; mais comprendre qu’il est le plus évident témoin de ce qui se passe autour de nous.

L’esprit social s’infiltre dans les êtres comme un virus, par les mots

La voix sociale est une sorte de larve qui se loge dans le cerveau de la plupart de nos concitoyens, pouvant être ainsi ravalés au statut médical d’hôtes, d’individus porteurs. Elle neutralise leurs moyens d’expression et d’action, fait d’eux de simples agents de propagande incapables de vivre leur vie à la première personne (ils utilisent plus souvent le « on », le « nous » pour les plus polis). Celui ou celle qui saura, au sein de ses propres pensées, détresser le vrai du faux, le « social » du « personnel », aura trouvé la clé des champs – en ce sens, on est avant tout esclave de soi-même.

C’est une tâche rude aujourd’hui, car notre époque est particulièrement aggressive du point de vue de la pression langagière débilisante, du fait de l’accroissement quantitatif des moyens de « communication » (ici aussi, ce qui se cache derrière le mot « communication » mériterait un livre. Nous proposerons ce néologisme : communioncation). Comme le discours auto-régénérant du social envahit en permanence l’espace et les consciences, on croit penser alors que neuf fois sur dix, on se rassure en débitant un catéchisme moral, religieusement moderne, dicté par notre société-écran.

Les oreilles fines entendront même, chez la plupart de nos contemporains, une certaine honte à s’exprimer personnellement, et une honte ressentie à l’égard de celui qui s’exprime en dehors des cadres habituels officiels de prise de parole. Ne pas se rendre compte de ce contexte équivaut à se fondre dans le discours sans âme, répétitif, fait de rengaines et de clichés ;  et du coup, de ne pas vivre singulièrement ses émotions. Adopter, par dépit, la vie qui va avec. Le tout en restant indifférent, généralement blasé, un peu paumé sans le dire, sourdement désespéré, sans en rajouter, sans dire trop évidemment que le niveau de vie moderne est tristement stagnant comme une eau morte, pour ne pas remuer le couteau dans la plaie.

Digne, responsable, en langage de l’époque.

Crédit photo : Flickr / Udayanga Amarasekara

Texte intéressant de Nietzsche à ce propos : Sommes-nous devenus plus moraux ? (aphorisme 37)



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