Magazine

Max | La frontale

Publié le 30 décembre 2010 par Aragon

frontale.jpgDès que la nuit tombait il ajustait sa frontale sur son bonnet de laine et ne la quittait plus jusqu'au matin, même au pieu il la gardait, c'est du moins ce qu'il me disait, car, il avait souvent besoin "d'y voir la nuit", il lui arrivait aussi de lire au lit avec cet instrument, il y avait bien sûr l'électricité dans la maison qui n'était qu'un vaste dédale approximatif de pièces foutraques et souvent vides aux plafonds d'une hauteur impressionnante, baraque bizarre dont les encorbellements multiples lui donnaient une allure de manoir mystérieux...

Il vivait seul avec une ribambelle de chats, comme Léautaud, qu'il aimait au demeurant. La frontale lui permettait de passer de pièces en pièces sans avoir à allumer et éteindre les dizaines d'interrupteurs, sans avoir à lâcher ce qu'il avait à la main, livre, papier, crayon, pomme, quignon de pain, il avait découvert ça sur le tard, avait même opté pour un modèle rechargeable-piezo, le premier de l'époque, introuvable en France, qu'un ami américain lui avait procuré en direct des stocks de l'OTAN, une chose bizarre que j'appelais sa "gégène" en le charriant car, régulièrement, assis ou en mouvement, il actionnait la manivelle pour recharger sa batterie. Il disait en rigolant "Je recharge mes batteries". Mais ça éclairait sacrément !

Comment je l'ai connu ? L'histoire est longue et compliquée, mais la poésie en est le fil rouge. Je revois encore cet homme, mon ami, sa maison installée dans un endroit invraisemblable des contreforts du Morvan. Terre rude aux hivers impossibles, ces hivers du Morvan ! On parlait chanson, il adorait et savait par coeur "La Boudeuse" que j'ai entendue un jour chantée d'une façon surréaliste par Michel Bouquet, allongé dans une barque comme l'homme de Dead Man. On parlait surtout poésie et littérature. C'était le but de mes visites régulières. Il m'a donné deux bouquins et m'a dit "d'en prendre soin car un jour je saurais les lire", c'était "Caligula" de Camus et Maldoror. Je le désespérais car je lui ai avoué très vite que si Camus me percutait dès la scène IV de l'acte I quand Caligula, détourné, sur un ton neutre dit : "Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux." les mots d'Isidore Ducasse me paraissaient par contre aussi hermétiques que ceux de l'Ulysses de Joyce que j'avais tenté en vain de lire quelques années auparavant.

"Il est important d'y voir" étaient ses mots récurrents et la frontale était le vivant symbole de cette profession de foi. Je le revois encore, je revois cette maison aux vingt chats et aux deux mille livres de poésie. Il est mort une nuit - il était très âgé quand je l'ai connu en 1970 - un voisin l'a retrouvé, encore tiède au matin, souriant, la frontale allumée et serrée dans sa main une édition originale des "Fleurs du mal". Baudelaire, son frère, son ami... Son "inquiétant voisin" ainsi qu'il me le disait.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Aragon 1451 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte