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Conditions de légitimité du droit de visite du père biologique (Cour EDH, 5e Sect. 21 décembre 2010, Anayo c. Allemagne)

Publié le 30 décembre 2010 par Combatsdh

Présomption de paternité légitime et droit de visite du père biologique

par Nicolas Hervieu

genere-miniatureaspx.1293634401.gifAprès avoir donné naissance entre 1996 et 2000 à trois enfants ayant pour père son mari, une femme a entamé en 2003 une relation avec un ressortissant nigérian. Ce dernier était entré en Allemagne la même année et y avait sollicité l’asile (sa demande fut définitivement rejetée en 2006 et l’intéressé vit depuis 2008 en Espagne). En août 2005, cette femme - qui avait entretemps renoncé à divorcer - mit fin à cette relation et revint auprès de son mari ainsi que de ses enfants. Toutefois, elle accoucha en décembre 2005 de jumeaux ayant pour père biologique ce ressortissant nigérian. Or, au regard de la loi allemande et en application de la présomption de paternité (§ 28 - v. l’adage « Pater is est quem nuptiae demonstrant » - est le père celui que le mariage désigne), le lien juridique de parenté fut établi à l’égard de l’époux et le couple marié décida d’élever ensemble ces deux nouveaux enfants. Malgré les demandes répétées du père biologique avant et après la naissance, le couple refusa à ce dernier tout contact avec les jumeaux, décision qui fut confirmée par les juridictions allemandes saisies.

Faisant droit aux prétentions du père biologique, la Cour européenne des droits de l’homme condamne l’Allemagne pour violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale). Mais plus encore que ce résultat, c’est la démarche strasbourgeoise qui suscite l’intérêt. En effet, il importait avant toute chose d’identifier une ingérence au sein d’un droit conventionnellement garanti. Pour ce faire, les juges européens ont commencé par rappeler que si la vie familiale n’avait pas vocation à prospérer dans le seul cadre marital (§ 55 - Cour EDH, Dec. 5e Sect. 31 août 2010, Valérie Gas et Nathalie Dubois, Req. n° 25951/07 - ADL du 16 septembre 2010 ; Cour EDH, 2e Sect. 27 avril 2010, Moretti et Benedetti c. Italie, Req. n° 16318/07 - ADL du 6 mai 2010 ; Cour EDH, Ch. 26 mai 1994, Keegan c. Irlande, Req. n° 16969/90; Catégorie “situation de famille”), “une simple parenté biologique entre un parent naturel et un enfant, dépourvue de tous éléments juridiques ou factuels indiquant l’existence d’une relation personnelle étroite, est insuffisante pour entraîner la protection de l’article 8” (§ 56 - Cour EDH, 2e Sect. 1er juin 2004, Lebbink c. Pays-Bas,  Req. no 45582/99  ; Cour EDH, 4e Sect. 6 juillet 2010, Grönmark c. Finlande et Backlund c. Finlande, resp. Req. n° 17038/04 et 36498/05 , § 39 - ADL du 7 juillet 2010; catégorie “droit des enfants”). Mais, même dans ces circonstances, il est possible de constater “exceptionnellementune vie familiale au sens de cet article, “en particulier [… lorsqu’il s’agit d’une] relation potentielle qui aurait pu se développer entre un enfant né hors mariage et son père naturel” (§ 57 - Cour EDH, 2e Sect. 22 juin 2004, Pini et Bertani, Manera et Atripaldi c. Roumanie, Req. nos 78028/01 et 78030/01). Ceci implique toutefois que l’absence d’établissement de la relation familiale “ne soit pas imputable au requérant et que divers éléments révèlent “l’existence en pratique de proches liens personnels [… ce qui] compren[d] la nature de la relation entre les parents naturels, ainsi que l’intérêt et l’attachement manifestés par le père naturel pour l’enfant avant et après la naissance” (§ 57 - « Relevant factors which may determine the real existence in practice of close personal ties in these cases include the nature of the relationship between the natural parents and a demonstrable interest in and commitment by the father to the child both before and after the birth »). Or l’affaire d’espèce portait sur une telle situation exceptionnelle. En effet, s’”il n’est pas contesté [que le requérant] est le père biologique des jumeaux“, puisqu’il n’a jamais cohabité avec ces derniers ainsi qu’avec leur mère et puisqu’il ne les a jamais rencontré, la relation entre le premier et les seconds ne semble pas pouvoir être jugée suffisante pour être qualifiée de “vie familiale” au sens de l’article 8 (§ 59). Cependant, les juges européens ont rappelé que “dans le contexte des procédures relatives à l’établissement ou à la contestation de la paternité, [… la Cour laisse ouverte la question de savoir si] la détermination des relations juridiques entre un homme et son fils - aux yeux de la loi ou putatif - peut concerner la ‘vie familiale‘ [du premier] dès lors [que ces procédures] concernent indubitablement la vie privée de cet homme au sens de l’article 8, [vie privée] qui comprend des aspects importants de son identité personnelle“(§ 58).

Appliquant cette analyse, la Cour estime d’abord que l’absence de vie familiale effective - et en particulier l’absence de contact avec ses enfants biologiques - ne pouvait être reprochée au requérant car la “mère et [le] père” légitime de ceux-ci, qui “ont le droit de décider des contacts entre les jumeaux et d’autres personnes“, ont refusé ses demandes en ce sens (§ 60). De plus, l’intéressé “ne pouvait ni reconnaître sa paternité ni contester celle [du mari de la mère] afin de devenir le père juridique des jumeaux” (§ 60 - N.B. le requérant ne revendiquait ici que le droit d’être contact avec ses enfants et non la reconnaissance juridique de sa paternité. L’espèce se distinguait donc de l’affaire Chavdarov c. Bulgarie - Cour EDH, 5e Sect. 21 décembre 2010, Req. no 3465/03  - ADL du 26 décembre 2010). Enfin, la Cour constate qu’il a manifesté un intérêt et un attachement suffisant ainsi que constant à l’égard de ses enfants, notamment en demandant de façon répétée à avoir des contacts avec ceux-ci et en introduisant divers recours en ce sens, et souligne que la relation l’ayant uni à leur mère a duré près de deux ans (§ 61). Le cumul de ces éléments permet donc à la Cour de juger l’article 8 applicable à la situation d’espèce, même si elle répugne à affirmer qu’il s’agit là d’une “vie familiale” et préfère placer l’affaire sous les auspices de la “vie privée (§ 62). Néanmoins, ce choix du terrain relève pour une large part du registre symbolique et la Cour souligne elle-même la proximité et l’interdépendance de ces deux aspects (§ 58), comme en témoigne d’ailleurs la suite de l’analyse qui a conduit à la condamnation de l’Etat défendeur.

Les enjeux de cette affaire étaient évidemment multiples et la décision strasbourgeoise n’a pu en faire abstraction. La Cour admet d’ailleurs que les Etats puissent, face à ces questions délicates, disposer d’une marge d’appréciation conséquente (§ 65-66), d’autant qu’elle estime, au terme de son “analyse du droit comparé” (§ 32-40), qu’“il n’y a pas d’approche uniforme dans les Etats membres du Conseil de l’Europe sur la question de savoir si [] un père biologique a un droit au contact avec son fils lorsque celui-ci dispose juridiquement d’un autre père [] et si oui selon quelles circonstances” (§ 68 : « The Court would also note in that connection that a comparative law analysis revealed that there is no uniform approach in the Member States of the Council of Europe to the question whether, and if so, under what circumstances, a biological father has a right to contact with his child where a different father exists in law »). Toutefois, et avec cette nuance se profile déjà l’angle procédural sous lequel va se cristalliser le constat de violation, les juges constatent que “dans un nombre considérable d’Etats européens, les juridictions internes peuvent examiner la question de savoir si le contact d’un père biologique, placé dans la situation du requérant, avec son enfant est dans l’intérêt de ce dernier et, si cela est le cas, peuvent accorder au père un tel accès” (§ 68). Or, en l’espèce, il est relevé que les juridictions internes ont refusé au requérant tout contact avec les jumeaux sans même examiner si une telle décision s’accordait avec l’intérêt de ces derniers (§ 67). Donc, plus encore que le refus de contact lui-même, c’est l’absence de prise en compte - dans le processus de décision (v. § 65) - de “la question de savoir si un tel contact était bénéfique pour le bien-être des enfants” qui semble retenir l’attention de la Cour (§ 69).  Cette dernière indique bien sûr ne pas mésestimer la difficulté et la sensibilité d’une telle décision relative à l’accès d’un enfant à son père biologique lorsque le premier est déjà inséré dans une famille stable. Accorder un tel accès est en effet susceptible d’affecter les intérêts et droits concurrents non seulement “des deux parents [biologiques] et de l’enfant mais aussi de plusieurs personnes concernées - la mère, le père légitime, le père biologique, les enfants biologiques du couple marié et les enfants issus de la relation entre la mère et le père biologique” (§ 70). Mais c’est justement la complexité et l’enchevêtrement de ces intérêts qui justifie la critique de la juridiction européenne selon laquelle les juges allemands n’ont pas en l’espèce “équitablement apprécié les intérêts en présence” et, surtout, n’ont pas été en mesure de réaliser correctement cette appréciation du fait des carences dans le processus de décision. En d’autres termes, si la Cour se garde d’affirmer nettement qu’un contact aurait du ici être accordé au père biologique, elle condamne l’Allemagne au motif que ses juridictions n’auraient pas dû se borner à rejeter la demande de contact sans une analyse approfondie de la situation et sans étayer leur refus par “des raisons suffisantes“ (§ 71). Tout au plus les juges européens assignent-ils aux autorités nationales confrontées à ce délicat problème une directive majeure : ces autorités doivent “déterminer si [] les contacts entre le père biologique et ses enfants sont dans l’intérêt de ces derniers (§ 71) et, dans tous les cas, doivent “attacher la plus grande importance aux droits de l’enfant” (§ 65). A cet égard, le constat de violation de l’article 8 prononcé dans cette affaire (§ 72-73) illustre une démarche assez fréquente de la Cour européenne des droits de l’homme lorsqu’elle se trouve confrontée à des enjeux délicats : reconnaître une large marge d’appréciation aux Etats et faire peser des contraintes de conventionalité notables que sur le seul processus de décision (Cour EDH, G.C. 16 décembre 2010, A. B. C. c. Irlande, Req. n° 25579/05 - ADL du 17 décembre 2010. Voir catégorie “marge nationale d’appréciation”), quitte, comme dans le présent arrêt, à dissimuler des directives de fond derrière une critique procédurale diffuse (v. partiellement Cour EDH, 5e Sect. 23 septembre 2010, Schüth c. Allemagne, Req. no 1620/03 - ADL du 23 septembre 2010).

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Anayo c. Allemagne (Cour EDH, 5e Sect. 21 décembre 2010, Req. n° 20578/07) - Uniquement en anglais

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Actualités droits-libertés du 26 décembre 2010 par Nicolas HERVIEU

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