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Les mots de la politique (2) : « Indignez-vous ! »

Publié le 03 janvier 2011 par Variae

La deuxième décennie du troisième millénaire s'ouvrit en France sur un parfum de révolte. Dans les librairies s'arrachaient comme des petits pains les exemplaires d'un livret au titre énergique - Indignez-vous ! - et si la progression des ventes s'était faite, dans un premier temps, dans une certaine discrétion, il n'avait pas fallu longtemps pour que les médias s'emparent du phénomène de librairie, pour s'étonner de son succès et souvent l'encenser, contribuant ainsi par effet boule de neige à accroître encore le nombre d'acquéreurs de l'ouvrage. Nul honnête homme de gauche ne pouvait se tenir à l'écart de la déferlante ; de partout lui remontaient d'amicales pressions pour se joindre au mouvement, appuyées par des récits enthousiastes ; untel avait acheté 10 exemplaires d'un coup, un autre était parvenu à le faire lire à tel ou tel membre de sa famille pourtant absolument rétif à la politique ; c'était une lecture qui faisait un bien fou, une véritable leçon d'engagement pour les nouvelles générations.

Les mots de la politique (2) : « Indignez-vous ! »

On finissait donc par se pencher sur l'opuscule. Une fois franchie la couverture et son injonction sans doute bienveillante, mais vaguement menaçante, la curiosité laissait place à la perplexité. Il était d'abord question du glorieux temps de la Résistance unie derrière De Gaulle, et des principes généreux qu'elle avait portés en France, se fondant sur " l'indignation " ; puis venait un lamento sur notre société, où l'argent n'a jamais été " si grand, insolent, égoïste " qu'actuellement ; quelques brèves considérations sur Sartre, Hegel, et le sens de l'histoire ; puis encore un listing de raisons de s'indigner (droits de l'homme, pauvreté, Palestine) ; et un final sur la non-violence, la nécessité d'une " insurrection pacifique " (comme en Palestine), et une référence au nazisme sans laquelle la boucle n'aurait pas été bouclée.

On restait donc sur sa faim, et même légèrement agacé de l'injonction qui revenait comme une litanie page après page : les jeunes, " indignez-vous ", regardez bien autour de vous, vous trouverez une raison de vous indigner, si, si, regardez mieux, je vais vous aider, tenez, les sans-papiers ou la Palestine ! Comme si les Français - et les jeunes en particulier - avaient perdu la capacité de s'indigner, comme s'ils ne luttaient pas déjà tous les jours dans une vie de moins en moins facile, comme si les mouvements du CPE, par exemple, ou des retraites n'avaient pas eu lieu, provoquant même l'admiration de la gauche dans d'autres pays plus inertes.

La perplexité était d'autant plus grande sur ce subit mot d'ordre qui enflammait la France, qu'à bien y réfléchir, l'indignation avait rarement été aussi grande et permanente dans le pays ; on était déjà dans la société de l'indignation, et c'est même peut-être ce qui expliquait le succès de l'ouvrage. La classe politique en son ensemble s'était violemment indignée lors de la crise financière, Nicolas Sarkozy lui-même s'était indigné contre le capitalisme lors de son fameux discours de Toulon, Marine Le Pen s'indignait des Musulmans priant dans la rue, Brice Hortefeux s'indignait des Roms attaquant les gendarmes, provoquant à son tour l'indignation générale, on s'indignait contre les maladies génétiques lors du Téléthon, qui lui-même entrainait l'indignation de Pierre Bergé, et tout récemment enfin, la communauté internationale s'indignait de la victoire auto-proclamée de Laurent Bagbo en Côte d'Ivoire, lui et ses soutiens s'indignant pour leur part de l'ingérence des puissances étrangères dans leur pays. Bref, d'indignation on ne manquait pas, et y compris, pour revenir au sujet du livre, contre Nicolas Sarkozy, président habitué des gouffres sondagiers, et ce qu'il représentait. L'époque croulait sous les indignations, et on avait le sentiment que c'était le manque de débouchés rationnels, de solutions, de perspectives claires à ces indignations qui était patent et problématique. Et que faute de les trouver, l'indignation risquait de se retourner en aigreur, et finalement en laisser-faire, puis en indifférence. Cette indifférence justement condamnée par Hessel.

Probablement ce diagnostic était-il partagé par bon nombre de commentateurs, qui pouvaient du reste trouver d'autres explications au succès d' Indignez-vous : le prix modique de la brochure, sa couverture percutante, son auteur - pour le coup, la dignité même, c'était un peu comme si tout le respect dû au grand âge, et toute l'horreur de la Seconde Guerre mondiale pesaient sur vous quand vous le lisiez - et surtout son faible nombre de pages - enfin un livre politique que l'on peut terminer. C'était un peu l'équivalent bobo du prix littéraire à bandeau rouge que l'on offre à Noël en tant que valeur sûre, quand on n'a pas d'autre idée. D'ailleurs la réserve et le bon sens trouvaient leur chemin dans quelques articles. Mais dans l'immense majorité de la presse, des médias, et même dans le monde politique, on céda à la vague, par suivisme, par opportunisme parfois. Fleurissaient partout des papiers s'étonnant du succès de librairie pour mieux louer une formidable leçon d'humanisme, d'engagement pour la jeunesse, avant de revenir longuement sur la vie de l'auteur, au sujet de la laquelle il y avait effectivement plus à dire et à raconter. On mit l'indignation en boîte, en package, en gimmick, pour la décliner à n'en plus finir : l'Express récapitula les " 5 préceptes " d'indignation de Stéphane Hessel (" 1 - Trouver un motif d'indignation ") ; Le Monde, et même Marianne, ouvrirent leurs colonnes à leurs lecteurs et à des personnalités pour qu'ils présentent leurs " indignations pour 2010 " ; la référence aussi convenue qu'automatique au petit livre devint un passage obligé pour vœux de responsables politiques en mal d'inspiration ; enfin, en point culminant de ce barnum, un Edwy Plenel en quête de buzz fit même enregistrer au vieil homme des " vœux de résistance " et d'indignation, condamnant solennellement la " cupidité ", la collusion de l'argent et du pouvoir, et appelant à lire Edgar Morin pour s'en sortir.

Les mauvais esprits ne purent s'empêcher de remarquer que cet engouement général était proportionnel au caractère vague, et au contenu incertain, de l'indignation préconisée par Hessel. Si son livre commençait par dénoncer " le système économique ", les exemples d'indignation concrets proposés ensuite aux " jeunes " se concentraient plutôt sur " le traitement fait aux immigrés, aux sans-papiers, aux Roms " et à la " bande de Gaza " ; malgré ses prémisses révolutionnaires, l'indignation hesselienne se cantonnait finalement à de charitables ( et fort respectables) questions sociétales ou de libertés publiques, et évitait le cœur du système. Ce n'était sans doute pas un hasard si son propos s'achevait sur un oxymore - l'insurrection pacifique - comme une sorte d'échec de la pensée à concevoir un résultat concret. Étonnamment, quand quelques semaines auparavant une indignation bien réelle contre le scandale bancaire avait failli se concrétiser, suite à la proposition d'un footballeur de vider les comptes en banque, la moquerie et le mépris - teintés de crainte - avaient dominé les réactions et les commentaires. Il est vrai qu' Éric Cantona n'avait pour tout curriculum vitae que sa résistance aux défenses et aux gardiens de but anglais, sans les égards dus à l'âge.

Le doute persistait donc. Et si le succès d'" Indignez-vous ! " avait d'abord été dû au fait que sous des dehors flatteusement radicaux, il ne remettait réellement rien de fondamental en cause, et brossait l'indignation consensuelle dans le sens du poil ?

Romain Pigenel

La politique par les mots c'est ici.

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